La patte d’un maître est rapidement reconnaissable, même aux yeux les moins informés. Avec Ford, quelques éléments suffisent : de vieux compagnons de route (John Wayne, Woody Strode), un noir et blanc lumineux, une flambée de personnages secondaires, un humour finement intégré à l’histoire. L’Homme qui tua Liberty Valance contient tout cela à la fois. C’est une œuvre d’un classicisme absolu, qui détonne par rapport à l’époque : les années 1960. Est-ce à dire que John Ford était en retard avec son temps ? La complexité de la symbolique qu’il développe dans ce dernier chef-d’œuvre tend bien entendu à prouver le contraire…
L’histoire du film est d’une simplicité confondante, presque anecdotique. Un sénateur et sa femme, Ransom et Hallie Stoddard, arrivent à la gare de Shinbone. Impressionnés par l’importance de cet événement, deux journalistes supplient le sénateur d’expliquer la raison de sa venue. Random leur explique qu’il est venu assister à l’enterrement d’un vieil ami, Tom Doniphon, et décide de leur raconter son histoire… Jeune avocat fraîchement diplômé, Stoddard était arrivé à Shinbone sous des auspices peu favorables : sa diligence avait été attaquée par un bandit de grand chemin, Liberty Valance. Sans le secours du cow-boy Tom Doniphon, Stoddard n’aurait pas survécu à la cruauté de Valance. Rétabli, le jeune homme décide de se venger, mais uniquement par voie légale…
Une fois ces éléments de récit exposés, Ford suit le déroulement de son intrigue avec la tranquillité déroutante qui le caractérise. Ce qu’il raconte, au fond, n’a pas beaucoup d’importance. Dans l’éternelle confrontation entre Bien et Mal, le Bien triomphera, puisque le titre nous indique que Liberty Valance est mort. Le moment fatidique du duel est expédié promptement, comme dans La Poursuite infernale. Quant à la révélation de l’identité de l’assassin-justicier (c’est Tom Doniphon, et non Ransom Stoddard, qui a tué Liberty Valance), ce n’est pas vraiment une surprise. Dès les premières minutes de récit, il est évident que le héros – celui auquel va la sympathie de Ford – est Tom Doniphon, et non pas le jeune avocat continuellement tourné en ridicule. Le jeu de John Wayne, tout en lenteur et en force tranquille, accentue d’ailleurs ce contraste avec le personnage de James Stewart, dont l’interprétation est plus agitée, jouant continuellement sur l’émotivité.
L’Homme qui tua Liberty Valance est un film nostalgique. Ford y célèbre pour la dernière fois les valeurs de l’Ouest américain, tout en annonçant leur disparition en faveur du progrès de la démocratie et de l’industrialisation. Le fait que les personnages principaux soient au nombre de trois a son importance. Chacun à sa manière symbolise un des visages de l’Amérique. Liberty Valance (incroyable Lee Marvin, l’un des meilleurs « méchants » de l’histoire du cinéma américain) est la part sombre de l’individualisme de l’Ouest. Il n’obéit qu’à la loi du plus fort (en l’occurrence lui-même), et chacun de ses désirs doit être satisfait sur le champ, même s’il faut recourir au meurtre. John Ford accroît la terreur qu’inspire sa présence à la population de Shinbone en raréfiant et en théâtralisant chacune de ses apparitions. Au fond, le deuxième personnage, Tom Doniphon, a beaucoup plus d’affinités existentielles avec ce voyou égoïste qu’avec Ransom Stoddard. Mais il a décidé de mettre son individualisme au service de la justice et de l’honnêteté. Il sait qu’à l’Ouest, une bonne gâchette vaut mieux que tous les livres de loi imaginables. Mais il reconnaît aussi, en acceptant sa défaite (amoureuse et « héroïque ») face à Stoddard que son monde est voué à disparaître. L’Ouest qu’incarne le cow-boy John Wayne ne peut plus résister à l’invasion du chemin de fer et à la progressive constitution des « États-Unis ». Sa mort sonne le glas d’une époque, sur laquelle John Ford se permet de verser quelques larmes.
Mais si Ford s’était contenté de cette opposition entre les deux faces de Janus, son Liberty Valance n’aurait peut-être été qu’un western de plus dans la carrière du grand cinéaste. Coup de maître, il introduit un troisième personnage, un autre « bon », Ransom Stoddard, dont les motivations et les valeurs sont bien différentes de celles de Tom Doniphon. Le véritable duel est celui qui oppose ces deux faces du bien, ces deux philosophies de l’Amérique : celle d’un homme pour qui seul compte son bien-être et celui de son entourage ; et celui pour lequel l’engagement collectif en faveur du progrès est l’unique source de bonheur. Ransom Stoddard n’est peut-être pas le héros auquel va spontanément la sympathie du spectateur, mais l’Histoire lui donnera raison. John Ford le charge de symboliser les valeurs américaines que le vieux cinéaste a défendu avec acharnement durant sa longue carrière : Stoddard soutient la liberté de la presse, créé une école où il enseigne l’égalité entre les hommes, il organise des élections libres… Finalement, il ne serait pas faux de dire que, pour Ford, Tom Doniphon et Ransom Stoddard sont complémentaires. Tous deux expriment la complexité de la philosophie fordienne : exaltation du courage, de la virilité, de « l’homme fort », mais lutte contre l’injustice et défense des opprimés.
L’ironie du sort réside dans cette dernière réplique, devenue mythique, du journaliste qui refuse de publier le véritable nom de l’assassin de Liberty Valance et qui s’explique en ces termes : « à l’Ouest, quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende. » Cet Ouest qu’incarnait si bien Tom Doniphon, et pour lequel il est mort, c’est Ransom Stoddard qui en récolte tous les fruits… Mais la victoire est amère. Contrairement à la plupart des films de Ford, L’Homme qui tua Liberty Valance ne finit pas sur un happy-end ou une note d’espoir. Le couple formé par Ransom et Hallie ne semble pas vraiment heureux, car leur vie commune est basée sur un mensonge et sur une mutuelle incompréhension. Mais le plus triste au fond, c’est qu’avec ce film disparaît toute une époque, celle du mythe de l’Ouest en tant qu’idéal du cinéma américain. L’Homme qui tua Liberty Valance est l’un des premiers westerns funèbres. Ford voulut être au premier rang pour enterrer dignement ce genre dont il restera à jamais le maître.