Avec Joyeux Noël, Christian Carion a voulu filmer les affrontements à hauteur d’homme, et surtout rendre justice à ces faits incroyables qui ne figurent dans aucun livre d’Histoire, et qui pourtant ont existé. Le réalisateur nordiste revient avec nous sur ses sources d’inspiration et les messages qu’il a voulu transmettre.
Dans la bande-annonce, on peut lire « Une histoire vraie que l’Histoire a oubliée ». Que veut dire cette phrase, pour vous ?
Tous les actes de fraternisation qui sont présentés dans le film sont authentiques : la partie de foot, la messe, l’enterrement collectif. Ce sont des histoires vraies. Mais ces histoires-là ne sont pas dans les manuels scolaires. À l’époque, tout cela était très censuré. Les États-majors et le gouvernement de l’époque ont estimé qu’il ne fallait pas que cela se sache à l’arrière, car c’était une grande catastrophe pour eux. Tous ces faits se sont donc retrouvés enfouis dans les archives militaires. Quand j’ai découvert ces histoires il y a quatorze ans, j’ai été très surpris et très ému. Ce qui s’est passé ce soir-là me fascine. J’ai fait une enquête pour en savoir plus, j’ai découvert beaucoup de choses, alors j’ai eu envie de partager cette histoire et de la raconter.
Cependant, vous semblez avoir voulu éviter de faire un cours d’histoire…
Je ne suis pas historien, et le film n’est pas non plus un documentaire. Je me suis basé sur des faits réels, mais je me suis aussi octroyé des libertés. Par exemple, le fait de rassembler en un seul et même endroit des faits qui se sont déroulés dans plusieurs endroits différents. J’ai inventé des personnages, pour que le public suive ce qui se passe. J’ai raconté l’histoire comme je l’entendais, avec mes choix de mise en scène.
Votre film n’est pas un pur film de guerre, vous travaillez plus sur les rapports humains, l’émotion…
Il n’y a pas de grands plans larges, vus d’en haut, en effet. Mon principe de mise en scène était à hauteur d’homme. Nous sommes avec eux. Je savais qu’il fallait tourner en plans serrés, chercher les détails. Celui qui est dans la bataille ne voit rien, ne voit pas ce qui se passe autour, et je voulais adopter ce point de vue. C’est ainsi que je voulais montrer la bataille du début, pour « planter le décor ». Mais ce qui m’intéressait, c’était la parenthèse enchantée, le moment où ça bascule, les motivations de chacun, comment ils vivent ces moments, et l’après. Ça se passe pendant la guerre de 14, mais ce n’est pas un film sur la guerre de 14. C’est un film sur un moment qui constitue une bulle, quelque chose d’impensable, qui n’a pas sa place normalement dans la guerre.
Les tranchées française, allemande et écossaise sont représentées de la même manière, aucune n’a plus d’importance qu’une autre. Vous ne vouliez pas que l’on prenne parti ?
Je voulais que le spectateur circule dans toutes les tranchées. Je voulais que, avant que la fraternisation ne démarre, il ne soit pas attaché à un camp. J’avais imaginé d’abord un autre film. On se serait trouvé dans la tranchée française, puis les personnages auraient vu les autres, écossais et allemands, se rapprocher, et aller vois ce qui se passait. Mais je trouvais cela trop limitant. Je voulais que d’emblée on circule. C’est pourquoi j’ai filmé les trois enfants au début. Cela donne un avant-goût de ce que le spectateur va rencontrer dans le film. Je voulais aussi respecter les langues, c’est un souci de vérité.
À plusieurs reprises, les dialogues jouent sur l’implicite. Pensez-vous que cela soit plus émouvant pour le spectateur ?
C’est juste. Ce qui est frontal m’ennuie. Pour ces genres de situations, qui sont des aveux, j’ai l’impression qu’il faut emprunter des chemins détournés. C’est une esthétique du “mine de rien”. C’est difficile à faire, mais c’est fascinant. Quand on prépare un film, on revoit des films, vieux ou récents. On se nourrit des films des autres. Là j’ai revu L’Homme qui tua Liberty Valance. John Ford est mon cinéaste de chevet, j’ai tout appris de lui, et de Hitchcock. Dans les films de Ford, il y a tout ce que j’aime : ce sont des films d’espace, profondément humanistes. John Ford aimait les gens, et les acteurs. Dans ses films, il fait passer une multitude de choses « mine de rien ». Je ne suis pas John Ford, c’est bête, mais j’essaie aussi de faire passer les choses de cette manière. J’essaie de retrouver cette élégance, cet idéal-là.
Quels films sur la guerre 14 – 18 vous ont inspiré ?
Les deux films sur lesquels j’ai travaillé avec mon équipe sont Les Croix de bois, de 1931, avec Charles Vanel, et À l’ouest, rien de nouveau (Lewis Milestone, 1930). Ils ont été tournés avec d’anciens poilus qui ont accepté de retourner sur les lieux de bataille pour faire le film. Vous y trouvez aussi du matériel de l’époque. Vous entendez vraiment le bruit d’un obus 75 qui arrive, ce qu’on ne trouve plus aujourd’hui. Ces films sont d’un réalisme sonore et visuel dont nous nous sommes beaucoup servis. Tous les films sur cette période qui ont été faits après la Seconde Guerre mondiale, y compris celui de Kubrick, sont des films de reconstitution avec du matériel qui n’existait plus. Il était important pour moi de revenir à la source. J’ai aussi vu des films sur la condition du combattant, c’était le plus important. Dans ce domaine, la référence est pour moi La Ligne rouge de Terrence Malick. Quand vous voyez ce genre de film, vous vous dites que vous avez encore beaucoup de travail. Le point de vue de la nature, qui regarde les hommes s’entretuer avec une sorte de dédain, est absolument magnifique. Au début du film, quand Guillaume Canet regarde deux scarabées qui s’accouplent, c’est mon petit clin d’œil à Malick. Les scarabées n’en ont rien à faire de 14 – 18. Ils s’accouplent, parce qu’ils vivent.
On retrouve l’espace, la nature, dans vos deux films. Vos films semblent refléter votre attachement à la terre…
Je suis né à la campagne, dans le Nord, et mes parents étaient agriculteurs. C’est une région de grands espaces. Il n’y a pas de montagne pour nous boucher la vue, tout est ouvert. Mes souvenirs d’enfance, je les vois en Scope. Je ne peux pas faire des films sur des gens qui racontent leurs problèmes de libido dans un café. Cette histoire de poilus qui se serrent la main le soir de Noël me hante. Mais je le fais aussi parce que je sais que je vais être dans des endroits où je vais avoir de l’espace. Je baigne là-dedans, et si je ne l’ai pas, j’étouffe.
La musique a une place particulièrement importante dans le film…
Toutes les fraternisations sont venues du côté allemand, parce qu’ils se sont mis à fêter bruyamment Noël. C’était des chansons universelles, que tout le monde peut comprendre. C’est ce qui a fait que les gens se sont réunis. J’aimais beaucoup l’idée que la musique et le chant puissent réunir les hommes, même quelques heures. Le film est un hymne à la musique. Philippe Rombi, le compositeur du film, a été impliqué très en amont dans le scénario. Je ne suis pas du tout musicien, et je lui racontais les scènes avec mon cœur et les tripes. Il m’écoutait, puis se mettait au piano, et il m’a joué tout de suite ce que j’appelle le thème des fraternisés. La musique du film est un mélange de ces compositions et de chansons universelles, comme Stille Nacht.
Vous avez présenté le film à des collégiens dans toute la région. Pensez-vous que l’éducation à l’image soit particulièrement importante pour les jeunes ?
Le contexte de la guerre, ils s’en fichent totalement. Ce qui les intéresse, c’est le rapprochement entre ces combattants. C’est ce côté universel qui leur apparaît tout de suite évident. Les projections avec des jeunes gens sont toujours des projections très riches. Et c’est très important. Nous vivons dans un monde d’images, plus que dans un monde d’écriture. On apprend à lire des textes, on apprend aussi à lire des images. À partir du moment où on connaît les règles, on est plus conscient des choses.