Andrei Ujică revient sur son film, l’un des plus passionnants de l’année 2011. L’occasion était belle d’élargir le propos à sa trilogie de la fin du communisme (avec Vidéogrammes d’une révolution en 1992 – coréalisé avec Harun Farocki – et Out of the Present en 1995) ; il est aussi question d’un groupe appelé The Beatles, de l’écrivain Dos Passos, ou encore des obsèques de Kim Jong-il…
Remise en scène de cinéma, reconstruction de l’histoire
Vous êtes un cinéaste qui ne tourne pas d’images, ou très peu, vous travaillez avec des images « déjà là » ; serait-il envisageable que vous tourniez des images vous-même ?
Le prologue et l’épilogue de Out of the Present sont constitués d’un tournage. Ils ont été tournés dans l’espace, mais préparés par nous sur Terre avec le chef opérateur de Solaris d’Andreï Tarkovski, Vadim Ioussov – c’était là une forme d’hommage. On a préparé les prises de vue avec les cosmonautes, les techniciens, mais aucune séquence n’a en effet été tournée sur la Terre. Ensuite, j’ai effectué deux commandes pour la Fondation Cartier pour l’art contemporain sous la forme d’installations filmiques ; un domaine qui d’ailleurs ne m’intéresse pas vraiment, mais que j’étais curieux d’expérimenter. Il s’agissait de l’exposition « Ce qui arrive » conçue par Paul Virillo. En relation avec ceci, j’ai aussi eu un projet DVD basé sur la mise en scène de deux dialogues avec Paul Virillo et Svetlana Alexeivitch, une écrivaine biélorusse qui a écrit le livre le plus important sur Tchernobyl – La Supplication. Un petit cadre fictionnel venait même se loger. Mais je suis trop un homme de cinéma, je pense pour la salle et pour l’écran. Par ailleurs, The Beatles Project, le film que je prépare actuellement sous ce titre provisoire, s’avérera hybride et va intégrer des phases de tournage, sans doute à hauteur de la moitié.
L’idée de « remise en scène » caractérise particulièrement bien votre cinéma ; ce qui vous attire dans l’archive, dans les images « déjà là », est-ce que c’est de pouvoir les remettre en scène ?
C’est effectivement quelque chose qui m’a toujours beaucoup intéressé, aussi bien d’un point de vue théorique que pratique. Ceci part de ma formation littéraire, et du rapport de cette dernière avec le cinéma, qui est toujours un peu en retard du point de vue des structures de la narration. Je pense par exemple à U.S.A., la trilogie de Dos Passos qui vise à créer un roman complètement non fictionnel ; on en notait déjà les prémices dès Manhattan Transfer (1925). D’où effectivement cet intérêt pour moi de remettre en scène des fragments d’une réalité préexistante pour façonner un récit. Plus que par le documentaire, je suis surtout intéressé par la fiction, et d’ailleurs je ne me considère pas comme un documentariste. Mais quand on a la possibilité d’utiliser ces fragments, pourquoi faire une mise en scène artificielle, pourquoi recréer ? C’est donc un choix stylistique qui est aussi d’origine théorique, à la manière de la plupart des réalisateurs de fiction qui sont toujours préoccupés par l’ « authenticité ».
Vous considérez que la fiction se trouve déjà dans ces fragments.
Oui, et c’est toujours comme ça ; le grand roman de la vie se passe chaque jour, ce grand film roule tout le temps. Et si l’on n’a pas les moyens de filmer, il y a pour ça les archives ; quand on a suffisamment de fragments conservés, il me paraît bien plus intéressant de procéder avec eux que de reconstituer par un tournage, de récréer la réalité par des moyens artificiels.
C’est aussi une manière – pour vous ou des cinéastes comme Harun Farocki – de remettre en jeu ces images ; on perçoit bien qu’il s’agit aussi d’un cinéma tourné vers le spectateur et un questionnement de son regard. Il y aussi l’impression qu’il y a de votre part l’idée d’un « savoir-voir », comme on parle d’un savoir-vivre.
Avec Vidéogrammes d’une révolution, on a travaillé complètement avec cette perspective. Il s’agit d’un essai cinématographique, un genre qui me passionnait alors et qui correspond aussi aux recherches d’Harun Farocki. Après ce film, mon intérêt était d’aller dans une autre direction, moins dans le démontage du mécanisme du fait de voir et de savoir ; au contraire, il s’agit d’une tentative d’utilisation de fragments d’une réalité historique et de l’intégrer à un dispositif narratif donnant l’impression que le vrai film de l’histoire se remet en mouvement ; plutôt une reconstruction qu’une déconstruction.
Puis dans Vidéogrammes, il y a une réflexion sur la légende que l’on impose aux images, par le biais de la voix-off, c’est beaucoup moins le cas ensuite.
Vidéogrammes amorce ce mouvement de reconstruction du film de l’histoire, ce qui n’a fait que s’amplifier par la suite. Dans Out of the Present, il y a encore une voix-off à la fois réelle et fictionnelle, ceci dans une perspective plus poétique, sous la forme d’un journal du collègue et ami de Krikalev, Arzebarski, qui n’a jamais écrit ces lignes qui sont de moi.
Mais il les a acceptées et reprises à son compte, leur prêtant sa voix dans le film. C’est donc un élément fictionnel très fort dans ce film, d’un point de vue plus qualitatif que quantitatif. Quant à L’Autobiographie, il s’agit clairement d’une tentative de reconstituer une narratologie de l’histoire seulement à l’aide des moyens cinématographiques, c’est-à-dire des seules images.
Comment s’était présentée la collaboration avec Harun Farocki pour Vidéogrammes ?
J’avais à l’époque un poste d’assistant en analyse et théorie littéraire et cinématographique à l’Université de Mannheim. J’avais écrit un essai avec Hubertus von Ameluxen, L’Ultimatum des images (1990). Et Farocki s’est montré très intéressé et a pris contact par le biais de la maison d’édition. Il était à l’époque assez bouleversé avec la fin du Mur de Berlin, la première guerre du Golfe. Si on veut, il était un peu dans une situation de tension entre sa biographie historique et sa biographie privée. Il ne se sentait pas capable de faire quelque chose sur la chute du Mur, il avait une sorte de blocage. En s’adressant à nous, il était d’abord intéressé par une adaptation du livre, il se renseignait sur les droits d’une partie de l’ouvrage – particulièrement la première partie qui est composée de quatre longs dialogues avec des intellectuels roumains autour des positions de témoin oculaire et de témoin télévisuel des événements. Farocki a évoqué une possible adaptation et une collaboration entre nous, ce qui ne me tentait pas forcément. Mais après avoir demandé le temps de la réflexion durant deux jours, j’ai repris contact en apportant l’idée de s’écarter du livre et de se pencher sur les vidéogrammes de ces quelques jours. Et nous sommes tombés d’accord sur l’intérêt de cette démarche.
Autour de L’Autobiographie de Nicolae Ceauşescu (1)
À quel moment l’idée d’autobiographie s’est-elle imposée ?
Elle s’est imposée par le registre et le style du film, on peut parler d’une décision : aller de façon plus radicale vers la reconstruction du fil de l’histoire pour fermer cette trilogie de la fin du communisme. Avant de voir les archives, j’avais déjà mes propres images en mémoire, celles de mon enfance et de ma jeunesse. Aussi la conviction que chaque image d’un homme politique est celle d’un protocole (dans une dictature évidemment, mais aussi dans une démocratie), surtout à l’époque où c’était plus ritualisé qu’aujourd’hui. J’avais donc ces images publiques, et quelques images privées, mais acceptées – donc, d’une certaine manière, seulement semi-publiques. Donc tout ceci me donnait une perspective autobiographique très nette, Ceauşescu est très clairement l’énonciateur de ces images.
La narration en flash-back est-elle venue aussi naturellement ?
C’était la forme la plus simple, la plus évidente et la plus forte. Il s’agissait aussi de montrer une séquence « célèbre » [le film s’ouvre et se ferme sur le procès des époux Ceauşescu, le corps du film étant donc un flash-back] qui va entraîner le spectateur vers ce personnage qui se remémore son existence.
Intermède nord-coréen
Par manque de temps, la première partie de l’entretien s’est arrêtée à la question ci-dessus, elle reprend un peu plus d’une semaine plus tard par le biais de Skype. Ce jour-là, la Corée du Nord (photo ci-dessus) pleure son cher grand leader, Kim Jong-il.
Il est question que j’intervienne dans le journal pour la télévision roumaine, alors en attendant la connexion, je regardais les images de ces funérailles.
C’est très amusant et intéressant cette rencontre entre L’Autobiographie de Nicolae Ceauşescu et cette actualité [le film intègre un passage tout à fait impressionnant où le « Génie des Carpates » est en visite officielle en Corée du Nord]…
Oui, avec la place centrale que l’on voit dans le film, c’est incroyable, très impressionnant.
J’ai juste écouté la radio sans avoir encore eu le temps de regarder les images des obsèques, ça semble assez délirant.
Ohlalala, c’est vraiment au-delà de toute imagination ! Il neige et le temps est très brumeux, la télévision coréenne – grande spécialiste dans l’esthétique de propagande – a profité des conditions pour accentuer le noir et blanc à l’image pour souligner la tristesse du peuple. Ce sont vraiment des images post-apocalyptiques qui me font penser à La Route, le roman de Cormac McCarthy.
D’autant qu’il s’agit de mise en scène en direct… Puis j’ai entendu que la neige qui tombe est interprétée comme un miracle.
Oui il y a une mystique du culte de la personnalité, avec des éléments animistes très forts. Ici, ça ferait référence à la neige qui était tombée le jour de la naissance de Kim Jong-il.
Autour de L’Autobiographie de Nicolae Ceauşescu (2)
Avez-vous pensé à des genres cinématographiques ou à des films précis lors de la réalisation de L’Autobiographie ?
Il y a un rapport certain avec le cinéma de fiction, plus évident dans Out of the Present avec la science-fiction, plus diffus pour le dernier. On peut trouver un rapport avec certaines grandes fresques du cinéma américain, notamment à celles de la génération de la guerre du Vietnam, par exemple Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino.
À propos de cette séquence ahurissante de reconstitution de l’histoire de la Roumanie, où le pays entier ressemble à un immense plateau de tournage, j’ai pensé à Griffith.
Effectivement, la fresque historique est apparue très vite avec le cinéma, et, bien entendu, celles de Griffith. On peut considérer qu’il y a une sorte de croisement dans L’Autobiographie, d’une part le document prélevé et enregistré dans la réalité – la voie Lumière du cinéma –, d’autre part la recréation de cette réalité historique avec Griffith, puis tout le cinéma classique soviétique, pour lesquels le montage était tout à fait primordial dans la construction des films. Mais l’air du temps de ce film reste pour moi davantage les grandes fresques américaines de l’époque du Vietnam, simplement parce que ces images sont contemporaines les unes des autres.
L’intérêt de L’Autobiographie est aussi de mettre en valeur avec force le retournement des images contre leur commanditaire, cette idée préexistait-elle ou bien est-elle venue de la vision des images ?
Disons que c’était mon espoir de trouver suffisamment de matériau pour construire cette narration filmique qui, en même temps, contienne un mouvement de déconstruction du protocole et de la propagande officielle. Si je n’avais pas eu assez de matière pour élaborer ça, il aurait fallu ajouter une voix-off explicative et/ou analytique ; je suis certain que dans ces conditions, j’aurais renoncé au projet.
Le montage est évidemment primordial dans votre travail. Quelles ont été les étapes concernant L’Autobiographie ? Pouvez-vous aussi évoquer votre collaboration avec Dana Bunescu à ce sujet ?
D’abord il y avait mes propres images, celles gardées de mon enfance et de ma jeunesse. Ensuite, j’ai constitué une équipe de chercheurs avec des critères très simples : se mettre dans une perspective chronologique et d’être particulièrement attentif au début ou à la fin des bobines, avant que le rituel protocolaire soit complètement amorcé ou lorsqu’il se défait, des moments évidemment absents des montages de propagande. Ce sont ces fragments qui renforcent l’impression d’une déconstruction des images de propagande par elles-mêmes.
Ensuite, Dana Bunescu et moi avions un matériau présélectionné qui représentait autour de 260 heures. Il y a eu une phase de classement très méthodique – pendant un an environ – dans des fichiers thématiques et chronologiques : visites à l’étranger, à l’intérieur du pays, vie intime, etc. Ce qui fait qu’au moment où l’on a commencé à vraiment monter, nous avions une très bonne connaissance du matériau. De ce fait, il a été possible de passer directement au montage final sans étapes intermédiaires. La phase de montage a duré cinq mois, ce qui est très rapide, si on pense que Terrence Malick a monté The Tree of Life pendant deux ans, pas pour un grand résultat… Bref, nous sommes arrivés à une base qui était de seulement 16 minutes plus longue que le rendu final que vous connaissez. Nous n’avons pas coupé de scène, seulement rogné à l’intérieur de plusieurs séquences.
Le travail sonore et le mixage ont aussi été primordiaux, comment avez-vous procédé ?
Cela représente environ cinq mois de travail. Ce fut une étape importante puisque la plupart des images ont été archivées sans le son, ou celui-ci était détruit ou bien les bandes étaient utilisées plusieurs fois. Donc, à l’exception des discours de Ceausescu qui sont en original parce qu’archivés par ailleurs, une seule séquence du film se déroule avec le son d’origine. Cette situation explique aussi les moments muets – une vingtaine de minutes en tout. Ces séquences silencieuses vont dans une double direction : d’une part montrer le document dans sa nature propre et, d’autre part, une intention dramaturgique, créer plus de distance avec le récit ou, au contraire, davantage d’intimité.
De quoi est constituée cette bande sonore « inventée » ?
J’ai vraiment eu la chance d’avoir Dana Bunescu, une grande monteuse, mais qui a aussi commencé comme ingénieur du son. Aujourd’hui, avec les moyens électroniques et numériques, c’est très simple, on trouve très vite en piochant sur Internet, sur des CD, etc. Des solutions de mixage très complexes sont ainsi rendues possibles sans que ce soit très compliqué. À une autre époque, ce travail aurait représenté deux ou trois fois plus de temps. Dana a mélangé énormément d’éléments, par exemple pour la procession funèbre de Gheorghui-Dej, on a des captations sonores des funérailles de Kennedy mélangées avec des ambiances urbaines du Bucarest de cette époque.
Le principe de la bande sonore était d’agir entre deux pôles : d’un côté un réalisme, à la façon d’une reconstitution, et, à l’opposé, aller vers l’abstraction. Cette dernière donnée culmine à deux reprises où l’on entend Poème symphonique pour 100 métronomes de György Ligeti ; des sonorités étranges que l’on rencontre notamment lorsque Ceauşescu se lance dans des travaux urbanistiques délirants et qu’il visite une maquette avec les architectes, juché sur un pont mobile. Entre ces extrémités réalisme-abstraction, il existe de nombreux mélanges de ces deux directions sonores.
Voix et voies personnelles
Vos films mettent en valeur des éléments d’une histoire collective, mais on peut se poser la question de votre point de vue, dans quelle mesure ces films vous racontent-ils aussi personnellement ? Par exemple, Out of the Present porte sur l’exil, avec une dimension très tarkovskienne.
Mon implication personnelle est très forte. Ma génération est née et a grandi juste après le second conflit mondial, dans ma formation littéraire et artistique, nous étions tous très influencés par le XIXe siècle et par l’idée que l’individu dispose de deux biographies : l’une privée, l’autre historique. Dans les moments de crise et de bouleversement, la biographie historique devient prépondérante, l’histoire nous écrit. L’idée est donc de comprendre cette dimension collective dans sa vie personnelle, où la biographie propre devient modelée par des données historiques beaucoup plus larges. Mon intérêt s’avérait très grand pour ces questions, la trilogie questionne comment ma biographie a été incorporée – on pourrait dire déterminée et même écrite – dans le récit historique.
Dans quelles conditions avez-vous quitté la Roumanie au début des années 1980 ?
C’est intervenu dans le contexte de la Charte des 77 en Tchécoslovaquie et de l’organisation de la dissidence européenne – deux écrivains roumains ayant signé cette charte. 1977 est précisément l’année où j’ai terminé mes études universitaires à Bucarest. Dans ces années en Roumanie, la politique de l’appareil sécuritaire était plutôt de permettre aux dissidents potentiels de passer à l’Ouest s’ils demandaient un passeport, et c’est ainsi que j’ai quitté le pays. Après la chute du communisme, un ami écrivain de Timisoara s’est rendu à Bucarest pour voir son dossier de la Securitate et a pu constater qu’un de nos amis produisait des rapports pour eux. Je n’ai jamais voulu entamer cette démarche, sans doute pour me protéger de grandes déceptions.
Quelle a été la réception de L’Autobiographie en Roumanie et quel écho le film a‑t-il eu ?
La sortie en Roumanie a été quelque chose de très fort. C’est Cristian Mungiu qui a sorti le film puisqu’il possède une petite structure de distribution à Bucarest en plus de sa maison de production. Il a eu l’idée assez téméraire d’organiser la première dans la Salle de congrès qui est très présente dans le film, où l’on voit notamment la grande contestation de la réélection de Ceauşescu par Parvulescu lors du XIIe congrès du Parti. L’utilisation étant rare – les congrès étant seulement tous les quatre ans – dans ma jeunesse, cette salle était le plus grand cinéma de Bucarest, pas moins de 4000 places !
Je me disais que s’il n’y avait que quelques centaines de spectateurs, ça allait être totalement déprimant dans cette immensité. Mais, Mungiu, connaissant mieux la ville et le public que moi, était très confiant. Et ça s’est révélé un grand événement, la première était complète, avec 1000 personnes de plus que dans le Grand Palais à Cannes ! C’était formidable, inoubliable ! Il s’agissait d’une première de film, mais aussi une sorte de grande installation de voir ce film dans cette salle qui est une sorte de personnage de L’Autobiographie. C’était une situation assez fantomatique, chacun de nous se demandait à la place de quel délégué du Parti il était assis. Et lorsque Parvulescu remet en cause la réélection de Ceauşescu, à la fin de ce discours, la salle a applaudi à tout rompre, alors qu’il se fait conspuer juste après dans le film, avant que Ceauşescu ne soit acclamé de façon hystérique.
Comme une sorte de revanche…
Oui, c’est ça… Ma meilleure surprise était la forte présence de la jeunesse dans la salle lors de cette première ; il y avait une grande curiosité de leur part, sans doute pour confronter les dires de leurs parents avec le film. Ensuite le film a très bien marché en Roumanie ; on est parvenu autour de 20 000 entrées. Ce qui représente beaucoup alors que le marché se trouve dans une situation catastrophique. À la fin de l’année, L’Autobiographie était le troisième titre au box-office, ce qui n’est pas rien pour un documentaire de trois heures ! Puis, pendant quelques semaines, le film a nourri un débat quotidien dans la presse, une chose que chaque artiste rêve évidemment de susciter.
Est-ce que l’idée de trilogie était présente dès Vidéogrammes d’une révolution ?
Pas du tout, ça s’est développé à rebours. Après ce premier film, j’ai lu dans Der Spiegel une petite notice sur le cosmonaute dans l’espace, des légendes inexactes mais pas très lointaines de la vérité. J’ai été tellement fasciné par cette « constellation » historique que j’ai tout laissé tomber ici pour me rendre à Moscou et réaliser Out of the Present. En 2005, lorsque la télévision roumaine – après 13 ans ! – a diffusé Vidéogrammes, j’étais invité pour une discussion après le film. À cette occasion, j’ai rencontré Velvet Moraru – qui a travaillé pour Vidéogrammes comme coordinatrice de la production et de la recherche des images en Roumanie. C’est elle qui, la première fois, m’a demandé si le temps n’était pas venu de faire un film sur Ceauşescu avec la même objectivité que celle de Vidéogrammes. J’ai convenu que oui, tout en soulignant que l’objectivité est un critère scientifique et non artistique.
J’étais intéressé seulement si je trouvais une perspective cinématographique, je n’avais certainement pas envie d’une biographie télévisuelle, ou même classiquement documentaire. Voilà comment s’est amorcée L’Autobiographie. De retour en Allemagne, cette idée m’a poursuivi. J’ai aussi compris que je souhaitais aussi creuser davantage la personne de Ceauşescu, d’aller voir derrière les clichés et ce protocole totalitaire très codifié ; j’ai aussi réalisé que je n’avais aucune idée de qui était Ceauşescu. Puis il s’est avéré que c’était aussi une manière de terminer mes réflexions sur la fin de cette époque sous la forme d’une trilogie thématique. D’où aussi l’évidence qu’il s’agirait d’un film de montage, et que la seule perspective narrative possible – avec les images disponibles – serait autobiographique. Et à ce sujet, il y a eu un autre déclic, un ami philosophe très proche, Peter Sloterdijk, m’a offert la traduction allemande de L’Autobiographie de Fidel Castro de Norberto Fuentes, un titre catégoriel puisque c’est une paraphrase des ouvrages de Gertrude Stein – L’Autobiographie d’Alice Toklas et L’Autobiographie de tout le monde.
En voyant votre film, j’avais pensé à la multiplication des images via les multiples moyens, et que d’autres autobiographies seraient éventuellement possibles. Seriez-vous intéressé de faire une autre autobiographie à partir d’une collecte de ces images hétérogènes ?
Pour dire la vérité, non, ma curiosité dans ce domaine est largement satisfaite. Mais je vois bien ce que vous voulez dire, c’est vrai que la quantité d’images des personnalités contemporaines est immense, ce genre de projet autobiographique est donc très possible – et peut être que mon film inspirera ce type d’entreprise, je l’espère. Je pense par exemple à la jeunesse du monde arabe qui a la même pression sur sa biographie historique que nous à l’époque, c’est notamment à elle de faire éventuellement ces films. Ces images sont intéressantes, je pense par exemple à celles de la place Tahrir, on y trouve une très forte individualisation et une grande proximité vis-à-vis de l’événement, de la violence – ces images se confondent avec la notion de témoin oculaire. On est vraiment passé à autre chose, par exemple la vidéo était restée sous l’influence des codes du cinéma, notamment d’un certain rituel du tournage, alors qu’ici il me semble qu’on en est complètement sorti.
Vous avez parlé rapidement de The Beatles Project que vous débutez, qu’en est-il ?
Je vais rester un peu secret pour garder l’effet de surprise… Mais, je peux vous donner quelques éléments généraux. Il s’agit d’un jour de la vie des Beatles, la reconstruction du 15 août 1965. Ce jour-là, le groupe est à New York et donne un concert mythique au Shea Stadium ; le film sera donc l’histoire de cette journée. Ceci avec une perspective qui sera sans doute plus celle de la ville que des Beatles eux-mêmes ; mais c’est trop tôt pour l’instant, je ne suis pas fixé. Puis, ce sera, comme je l’ai dit au début de l’entretien, mon film le plus hybride puisqu’il croisera largement des prises de vue avec les archives. Quant à la manière dont je vais filmer, ça, c’est vraiment un secret. Je vais me rendre à New York en janvier afin d’organiser un petit groupe de recherche pour les archives. Mais je suis bien avancé par ailleurs, et je n’ai pas eu besoin de réviser les chansons des Beatles puisqu’il n’y en a pas une que je ne connaisse pas par cœur.