[Rétro « Mille lieux »]
(écrit avec la collaboration de Guilhem Tixier)
Videogramme einer Revolution (1992) est un film, à l’image de ce qui y arrive au régime de Ceausescu, renversant. Difficile à définir, on pourrait tenter l’appellation de thriller historique documentaire réflexif. Composé de séquences vidéo amateur ou professionnelle (plus de 125 heures d’enregistrement), ce film focalisé sur la période du 21 à 25 décembre 1989 pourrait n’être qu’un très instructif documentaire sur la chute du « Danube de la pensée » ; c’est aussi et surtout un inépuisable objet de pensée à propos du rapport entre image et pouvoir. Les réalisateurs offrent à notre regard, souvent dans leur durée, ces images d’une révolution comme un avertissement et un appel à la vigilance envers elles. Il s’agit aussi d’un questionnement quant à la possibilité d’une mise en image démocratique du réel, d’une révolution en l’occurrence. D’une actualité brûlante, Videogramme einer Revolution dessine aussi une sorte de territoire utopique de l’information par l’image, proche des préoccupations de Peter Watkins auquel il est impossible de ne pas penser, à La Commune (2000) particulièrement.
La première séquence est un plan d’ensemble clandestin qui saisit à l’arrière-plan une manifestation protestant contre le régime. La caméra se tient loin, à distance, elle « est en danger » nous dit une voix off posée et didactique. Il s’agit là de l’un des deux statuts d’images en présence : des images brutes, dont la seule préméditation est le fait de se saisir des moyens de les enregistrer parce qu’on pressent une « signifiance » dont l’enregistrement s’impose comme une nécessité. D’autre part, on a les images qui entrent dans un dispositif de pouvoir et de mainmise sur les événements. Ici le commentaire ne laisse rien voir et le visible est saturé de sens imposés. Toute la dramaturgie du film procède du fait que l’on suit le rapprochement progressif entre l’image et la révolution, jusqu’à la fusion des deux entités. Un discours de Ceausescu est interrompu par un incident hors champ, la diffusion cesse ; une caméra 35mm chargée d’enregistrer les apparitions du tyran poursuit et se détourne de lui. Ceci plus par curiosité que par conviction, pour s’intéresser à ce qui a bien pu troubler le rassemblement orchestré par les autorités. Ce léger panoramique, bien qu’il ne perçoive rien ou presque, est tout sauf anodin puisqu’il scelle le sort du dictateur : la perte du contrôle de l’image correspond aussi à celle du pouvoir. La caméra, quasiment à son corps défendant, a choisi son camp et l’on sait que la déchéance fut consommée avec la prise du bâtiment de la télévision d’État par les insurgés. En une mue expresse qui laisse songeur, l’organe de propagande se transforme en un organe révolutionnaire.
La caméra est dès lors parmi un événement qu’elle épouse, organise, met en récit et en scène. Elle devient instance de jugement, le dispositif télévisuel se confond avec un tribunal, portant les uns au pinacle, les autres au pilori. Dans les foules d’anonymes hirsutes et ivres de bonheur, les images se chargent bientôt de personnifier la révolution en marche. Les caméras vont organiser le chaos révolutionnaire, le dispositif d’abord chamboulé se normalise ; on passe d’une télévision officielle à une autre avec une rapidité prodigieuse. La mise en scène de la capture des époux Ceausescu, de leur procès et de leur exécution est particulièrement éclairante à ce sujet. La promesse de ces images, annoncées avec insistance et solennité, vide les rues. Elles seront muettes et légendées par un journaliste en studio. On assiste douloureusement à un retour à l’ordre : tout le monde à la maison, la récréation est terminée. Loin d’un film à thèse, Harun Farocki et Andrei Ujica rendent visible la propension inévitable de l’image à la mise en scène. Les questions sont abyssales. Rendre quelque chose visible, le faire entrer dans un dispositif, n’est-ce pas l’aliéner à une idéologie ? Une image peut-elle être visible et authentique ? Videogramme einer Revolution est une pièce maîtresse et une œuvre nécessaire, d’un grand pessimisme certes, dont on ressort éprouvé mais mieux armé pour affronter les images.