On sait les problèmes rencontrés par le photographe Kevin Carter pour sa Fillette et le Vautour. Les prémices de L’Épreuve placent Juliette Binoche, JRI émérite, dans une position héritée de ce conflit moral : celui qui documente le monde doit-il en rester à l’orée, reconnaître que son art ne suffit à, littéralement, ajuster le monde ? Celui qui montre n’agit-il pas assez ?
C’est une problématique photographique, pas cinématographique – pas fictionnelle, en tout cas. Erik Poppe choisit pour l’illustrer l’angle mélodramatique : la famille de la reporter la somme de choisir entre son métier et eux, après un reportage particulièrement risqué qui l’envoie à l’hôpital. Dans un coin de l’image, traîne perpétuellement le spectre du métier fantasmé, la sirène romantique aux traits de journaliste idéalisé – une image qu’Erik Poppe laisse finalement exister, refusant d’ancrer son film dans un réalisme trop brutal. Rebecca, le personnage incarné par Juliette Binoche, reste donc fidèle à son image héroïsée, pourvu d’un talent immédiat, et de contacts niant les difficultés financières du métier au quotidien – rien d’autre que sa propre morale pour guider son choix entre la passion romantique de son job, et la passion qu’on lui suppose pour son mari et ses filles.
On lui suppose, car Erik Poppe n’a de cesse de montrer l’aspect pesant, encombrant de ce quotidien familial. À tout prendre, le dilemme de Rebecca vaut bien celui d’un jeune immature, confronté inopinément à ses responsabilités en tant que parent. L’ailleurs est évidemment plus désirable, plus flamboyant : le réalisateur prend soin de construire une image toute en non-dits de cette autre voie passionnante, d’autant plus attirante qu’elle est présentée comme tout aussi moralement légitime que son alternative plus rangée.
Plus dure est la chute
Nikolaj Coster-Waldau endosse le rôle du père responsable, qui persiste à tenter de ramener son épouse au quotidien familial, tandis que Lauryn Canny prête ses traits à la fille la plus âgée, qui va tenter de tisser des ponts avec sa mère, de s’immiscer dans sa passion — mais tout ça n’est finalement que l’enrobage d’Erik Poppe. Pour subtile et pertinemment construite qu’elle soit, à l’aide de scènes parfois terribles, cette peinture d’une passionnée contrainte à se mesurer à un réel trop terne n’est qu’un long détour pour parvenir à une conclusion amère à la question première : à quel moment le montreur d’images devient-il impuissant ? Cette fois, il s’agit bien d’une problématique cinématographique, proche de celle abordée par Ari Folman à la fin de Valse avec Bachir, la violente polémique suscitée par les images finales de celui-ci en moins. Titillant la corde sensible au long de son film, Erik Poppe laisse finalement son spectateur aussi attéré que son héroïne, ramenant l’idéal romanesque dont il n’avait pas voulu se départir à portée d’un réel terrible, épuisant. Ou comment emprunter de longs chemins de traverse pour atteindre à une vérité ample et accablante.