Amer, le premier long-métrage du tandem Bruno Forzani et Hélène Cattet, avait eu en 2010 l’étonnant honneur de se retrouver dans le top 20 des films de l’année de Quentin Tarantino – liste qui, par ailleurs, ne s’aventurait que très peu au-delà du territoire des productions américaines calibrées pour les Oscars ou le succès au box-office. Mais, si le film détonnait un peu au sein de ce palmarès officieux, l’intérêt que lui porta le pape de la série B recyclée semblait parfaitement concevable : tandis que sa clique de Grindhouse (Robert Rodriguez et Eli Roth en tête) continue sporadiquement d’élever une stèle crasseuse au cinéma d’exploitation américain, Tarantino avait dû voir dans Amer le pendant européen – comprendre une alternative pétrie de raffinement maniaque – aux pantalonnades gores de ses amis.
L’Étrange Couleur des larmes de ton corps ressemble également à cela – cette autre face du cinéma de cinéphiles élevés dans les marges du bis. Hommage halluciné et kaléidoscopique aux gialli italiens, le deuxième film du duo français installé en Belgique extrait la sève fétichiste et sadomasochiste des réalisations de Mario Bava et Dario Argento pour l’injecter à ses propres images tourmentées. En découle une œuvre tenant, finalement, moins de l’hommage transi que d’une tentative d’amener toutes les afféteries stylistiques d’un genre archi-codifié à une sorte de divagation formelle.
La diffuse solidarité entre préciosité et confusion
Minutieusement conçu, comme tracé au compas autour d’un argument minimaliste (une femme disparaît et son mari enquête), L’Étrange Couleur n’en demeure pas moins un fiévreux écheveau de visions psychédélisantes, s’appuyant ainsi sur la diffuse solidarité qui peut parfois exister entre préciosité et confusion. Très rapidement, l’indéniable maîtrise de Bruno Forzani et Hélène Cattet vise moins la création d’un monde ordonné que la provocation d’un dérèglement sensoriel – formidablement mis en place par les éléments architecturaux piochés dans plusieurs décors Art nouveau (à Bruxelles et Nancy) et condensés en une seule demeure ainsi composée d’insondables galeries. Cette ambition esthétique maniériste, jouant les funambules entre le déploiement d’une cinématographie disciplinée et la troublante torsion des espaces, s’incarne idéalement dans cette architecture faite de lignes sinueuses agencées symétriquement.
Spirale cauchemardesque et boucle monotone
Bien à regret, néanmoins, L’Étrange Couleur peine à renouveler à la longue ce savant assemblage d’ingrédients contradictoires. Alors que d’un côté la progression serpentine du récit bascule graduellement dans un manège d’images – la spirale cauchemardesque se mue en une boucle plus monotone –, de l’autre la beauté de ces mêmes images vient se figer dans une sorte de design davantage décoratif que véritablement étrange. Toutefois, c’est bien l’une des seules choses que l’on peut reprocher à cet ambitieux film. Car même si ses folles expérimentations se retrouvent petit à petit paralysées par une application trop mécanique de son programme, il n’en demeure pas moins que L’Étrange Couleur distille un venin stylisé rarement diffusé dans les salles de cinéma.