Les OVNI cinématographiques, c’est comme les chasseurs, y a les bons et les mauvais. Réactiver le giallo, ce cinéma bis italien travaillé par l’inconscient à coups de pulsions visuelles pop, où Eros et Thanathos font bon ménage, il fallait oser ; un équipage franco-belge, composé de Hélène Cattet et de Bruno Forzani, l’a fait…
Lire et relire son histoire, investir et réinvestir ses genres et sous-genres ; le cinéma, 7e art à l’histoire express, tourne beaucoup autour de cette idée. Par exemple, depuis les années 1970, un western ne peut être qu’un retour réflexif sur l’idée de western. Côté hexagone, La Horde s’est dernièrement aventuré sur le terrain pas du tout national du film de zombies. Bref, on ne sait où donner de la tête alors que voici le giallo du XXIe siècle à la sauce belgo-française. Ce mouvement est souvent lié à la cinéphilie des cinéastes, ressassée jusqu’à l’obsession, c’est ce que confie en l’occurrence Bruno Forzani : « Ça vient de Ténèbres de Dario Argento. Quand j’étais gamin, j’étais fasciné par une affiche du film dans mon vidéo club à Menton ! J’ai découvert tout son cinéma au fur et à mesure et je suis devenu accro, notamment aux Frissons de l’angoisse le giallo parfait, son chef d’œuvre… »
On ne met pas beaucoup de temps à être mis dans l’ambiance ; générique : image en split screen avec des yeux en très gros plans, baignés par une formidable musique d’angoisse (« La Coda dello Scorpione » de Bruno Nicolai, 1971), ponctuée de « booïng ! » et de « dzong ! » cartoonesques. Le titre surgit, un lettrage rouge sang, brrrrr. Une villa pour le fantastique gothique, une mystérieuse atmosphère ésotérique règne dans le lieu. Et Ana, petite fille effrayée (Cassandra Forêt), on le serait à moins à un âge où il n’y rien de plus réel que les terreurs et les fantômes. Une sorcière, ou quelqu’un qui y ressemble fort, des secrets derrière les portes… Et ce secret, on finira bien, évidemment, par aller s’y frotter, les enfants sont incorrigibles : un macchabée sur lequel on veille, voici grand-papa. La sauce monte et tout à coup, on lâche les chevaux pour les séquences visuelles caractéristiques : gros plan sur des yeux exorbités, filtres colorés, bande sonore suggestive, zooms violents, montage syncopé et réitératif. Sans oublier la musique, évidemment.
Par sa structure, ce premier long-métrage reste assez lié au format du court. Après l’avoir découverte en fillette donc, on retrouve Ana en adolescente (Charlotte Eugène-Guibbaud), puis en jeune femme (Marie Bos) ; ces trois âges et actrices se succèdant de manière linéaire. Sauf que les réalisateurs trouvent une unité de récit autour de cette figure féminine, en restant fidèle à la notion d’initiation attachée au genre et aux séances de psychanalyse plus ou moins sérieuses que constituent les gialli. Ici, peut-être avant la psyché d’Ana elle-même, il s’agit des relations entre une fille et sa mère. À l’âge de fillette, la mère est ici une figure matricielle inquiétante, et c’est en découvrant la sexualité de cette dernière en pleine action qu’elle prend conscience de son genre sexuel, de sa propre féminité.
Ana adolescente, très « Lolita » ou « Baby Doll », faites votre choix, c’est une bouche pulpeuse avec une mèche coincée à la commissure des lèvres, on en fait des caisses et c’est très marrant : entre angoisse et bonheur procurés par les pouvoirs de ce corps sur les mâles. Et la mère toujours, cette fois sous le signe de la concurrence et de la compétition, un corps vieillissant mais soigné, un autre en devenir : croisement inéluctable et cruel. Arrivé au troisième âge, le corps d’Ana, amaigri et affiné, peut être vu comme le relais d’un corps maternel que l’on imagine six pieds sous terre. C’est du moins ce que semble indiquer ce dernier volet en forme de retour dans une villa décrépie où elle a fait la découverte traumatique de sa féminité. Déjà présentes dans le premier âge, les thématiques de l’exhibitionnisme, du voyeurisme et du fétichisme sont encore augmentés par le suite, pour ce dernier on retiendra des motards et un chauffeur de taxi virils, et très très cuir. Ou encore un peigne rouge avec lequel il s’agira de faire joujou dans une baignoire.
C’est une certitude, Hélène Cattet et Bruno Forzani ont bien révisé leurs classiques, ils aiment ce cinéma de série B, ils le bichonnent et le malaxent comme une pâte élastique. Mais ceci n’aurait pas fait un film, ou disons que ce serait une imitation potâche et forcément pâlichonne, s’ils ne prenaient pas acte d’autres choses. Voyons : une bande son souvent savante, distordue et riche, tout comme les temporalités, contrariées et dilatées. Entre ici, David Lynch, avec ton matériau sonore subjectif et narratif ! Sois le bienvenu, Eraserhead, avec ton cortège de bruits venus de derrière la cloison ! Alors on commence à désespérer d’une réelle emprise des deux cinéastes, qui passerait par d’autres biais que la référence. Mais plutôt passionnante est leur attention pour le corps, pour ses états, ses troubles. À ce sujet Amer est à la fois très joueur et sérieux, drôle et outrancier tout en se montrant subtil, convoquant une variété formelle qui allie une touche très personnelle à des citations cinéphiles très référencées. Le chaud et le froid, la sueur et le frisson, les peurs et désirs procurés par l’enveloppe charnelle, le contact d’un tissu léger ou du cuir sur la peau ; ceci n’appartient qu’à ce duo de cinéastes, et ce n’est pas rien.