Plongée documentaire envoûtante dans les profondeurs de la jungle camerounaise, zone rendue très peu accessible par la préservation d’une forêt vierge propice aux élucubrations les plus folles, Marie Voignier suit l’itinéraire d’un explorateur « à l’ancienne », pour un film qui questionne la croyance et le statut des images.
L’Hypothèse du Mokélé-Mbembé pourrait très bien être le simple journal d’un explorateur, le portrait d’un homme lancé à la recherche d’une chimère. Il faut dire que le projet en soi est diablement excitant, et fait appel à un fantasme du voyage doublé d’un désir enfantin : le rêve fou de partir en éclaireur, à la découverte du monde et de ses mystères, à la poursuite d’un animal que très peu ont pu voir de leurs propres yeux. Le tout dans une Afrique virginale et majestueuse où Michel Ballot, explorateur suisse, progresse au rythme des coups de machette, guidé par les habitants de la région.
Le film de Marie Voignier pourrait s’en tenir à cela, et suffirait déjà largement à satisfaire un appétit de curiosité et de découverte. Elle choisit pourtant de s’en remettre à une réalité objective du terrain : par la difficulté de se déplacer – et qui plus est avec du matériel d’exploration – dans une jungle tortueuse, ou par les différences culturelles qui creusent un fossé sémantique alors qu’explorateur et habitants partagent la même langue. Choix salvateur, puisque le film oscille alors constamment entre réalité du terrain et réalité scientifique, entre doute et croyance, Michel Ballot étant un pratiquant de la cryptozoologie – l’étude des animaux cachés – qui tente de tirer des récits des uns et des autres des faits pouvant constituer matière à approfondir ses recherches.
Marie Voignier fait corps avec son personnage, dans sa pugnacité et sa détermination à croire à l’existence de ce Mokélé-Mbembé, malgré l’imprécision et l’aspect parfois farfelu de certains témoignages. La stupéfaction qui gagne peu à peu le film vient des peuplades locales, pour qui le Mokélé-Mbembé ne fait pas partie d’une quelconque cosmogonie mais de récits d’observations fugaces, qui revêtent une aura mystique. Lorsqu’un habitant du coin dessine l’animal comme une sorte de « serpent-dinosaure », on pense à une construction mythologique élaborée, et lorsqu’un autre désigne spontanément l’animal sur la base de cette esquisse, le spectateur se prend à rêver de son existence.
Ce désir de croyance vient alors infuser tout le film, à travers la multiplication de témoignages qui ébauche la possibilité d’une hallucination collective venue se tapir dans le réel, et qui se transforme peu à peu en hypothèse concrète. Tous ces éléments s’articulent autour de la figure du fleuve – puisque le Mokélé est censé être un animal aquatique –, comme un motif primitif et immuable qui revient sans cesse. À la fois lieu d’observation et de transport, qui accueille en son sein la répétition et le caractère laborieux du travail d’expédition. Ce sont pragmatiquement les allers et retours sur le bac ou les sorties en barque, qui érigent progressivement le fleuve en tant que lieu de récit. Mais c’est surtout le talent de filmeur de Marie Voignier qui fait mouche, son désir de capter l’aspect brumeux du fleuve – potentialité fantasmatique – et son inquiétante quiétude (qui renvoie à tout un pan du cinéma fictionnel, Apocalypse Now en tête), ou la façon dont elle en saisit les remous à hauteur de barque – potentialité d’incarnation ou de surgissement du Mokélé.
De ce fil ténu, elle ouvre alors une belle parenthèse qui court durant tout le film sur le statut des images dans des sociétés culturellement différentes. Si le dessin prend ici le pas sur les nouvelles technologies pour faire apparaître l’animal, il n’empêche que son existence semble avoir tellement pénétré le réel qu’un habitant prend une esquisse pour une photographie du Mokélé. Mais par-delà l’étrange statut post-colonialiste qui accompagne le personnage de Michel Ballot (image « rattachée » à cet homme blanc mais dont il souhaite s’affranchir), et les considérations inhérentes à ce genre de méprises, ce sont surtout les images de huit ans de recherches, filmées tel un journal de bord par l’explorateur au moyen de sa petite caméra, qui viennent tout dire de l’importance pour nos sociétés dites « modernes » de consigner et de répertorier. Ce sont alors deux approches de l’Afrique qui cohabitent au sein d’un même film – l’une pragmatique et « écrite », l’autre mystique et orale – et qui illustrent l’imperméabilité des conceptions de chacun pour l’Autre, et les approximations qui en résultent. « Tous les yeux ne peuvent pas forcément voir le Mokélé », souffle un homme à Michel Ballot. Et si la caméra ne le pouvait pas non plus ?