JOURNAL DE BELFORT
Dimanche 27 novembre
8h30. Rude horaire pour un dimanche. Départ de Paris en voiture. Troyes. Langres (escale). Vesoul. Lure. Belfort. 14h : arrivée place Janine Bazin, sur les lieux du Festival Entrevues, qui atteint à sa vingt-sixième année, âge de raison, et défriche toujours aussi bien les jeunes pousses du cinéma mondial. Accueil très chaleureux de l’équipe. Coup d’œil sur la grille des programmes. Dilemme : entre les rétrospectives dédiées à Éric Rohmer, Jean-Claude Rousseau, Patricia Mazuy, une thématique sur les « mauvais garçons » et un ensemble sur le printemps arabe, le choix s’annonce difficile. Optons pour la Compétition. Prochaine séance à 15h. C’est parti.
Et ça commence fort avec un très beau court-métrage de Clément Cogitore, Bielutine – Dans le jardin du temps. Dans les ténèbres d’un appartement moscovite, une petite mamie allume des bougies et jette un jour vacillant sur une impressionnante collection d’art Renaissance. Michelangelo, Véronèse, Le Titien, Léonard de Vinci : on n’en croit pas ses yeux. C’est la demeure d’Ely et Nina Bielutin, mari et femme farfelus, riches héritiers de trésors inestimables, vivant parmi les chefs‑d’œuvre entassés et les animaux, chats, corbeau et araignées. Ces trésors, il faut bien les conserver, souvent même les défendre et, pour ce faire, endosser une perpétuelle assignation à résidence. Toute caverne d’Ali Baba qui se respecte est une malédiction pour ses habitants, une muraille qui les coupe du monde et les isole dangereusement. Le film, qui prend la forme d’une visite faite au couple, a l’intelligence de ne jamais couper les adresses de ces drôles de prisonniers à la caméra, à l’équipe, leur servant de lien opportun avec l’ « extérieur ». Car, du fond de leur tanière, ils ont un message à délivrer, une bouteille à lancer à la mer : « soyez des gens normaux, ne cherchez pas à vous distinguer ». Intriguant message de ces proscrits, croulant sous les merveilles de l’Art et leur cortège de spectres, aux vivants.
On continue dans le documentaire, avec le langoureux Sommeil d’or de Davy Chou. Le saviez-vous ? Quelque chose a disparu. Ce n’est ni un objet, ni une personne physique (quoique). C’est le cinéma cambodgien, né plein d’enthousiasme et de chansons dans les années 1960 et stoppé net par la dictature communiste des Khmers Rouges. Une tripotée de films qui ont fait vibrer tout un peuple, dont la trace émerge encore de certains souvenirs, mais qui ne sont plus projetés depuis trente-six ans. Le film part de ce trou de mémoire, de cette amnésie politique, qui a quand même coûté aux Cambodgiens une part significative de leur imaginaire. Chou laisse la parole aux témoins de cette vaillante épopée – cinéastes, acteurs, producteurs et cinéphiles – et ponctue ses entretiens de travellings rêveurs sur Phnom Penh, ses artères, ses intérieurs, ses lieux de vie, scrutant quelle fine poussière ces films enfouis ont pu déposer à la surface de la ville. On s’attend déjà à ce que le souvenir du cinéma cambodgien serve de prétexte à un portrait de la ville, à une histoire du Cambodge des cinquante dernières années. Mais non, pas tant que ça, heureusement d’ailleurs. Le film a un objectif plus cinéphile, plus sentimental : faire revivre les films, les animer dans l’esprit du spectateur, en dérouler le récit, dire ce qu’il se passait à tel ou tel moment, dans telle ou telle scène, comment dansait telle actrice, enfin projeter comme une espèce de bande-annonce mentale de tout le cinéma cambodgien. Et il y arrive. Ces films, on les frôle des yeux, on en hume la saveur. Et, tout ce qu’on peut en dire, c’est qu’ils avaient l’air magnifiques, brillants de fantaisie et de naïveté, fourmillants de mythes et d’aventures. On mesure alors à quel point ils nous manquent (et pas seulement aux Cambodgiens).
Terminons avec L’Hypothèse du Mokélé Mbembé, documentaire de Marie Voignier dont la question du partage avec la fiction devient si essentielle qu’elle finit par ne plus se poser. Qu’est-ce que le Mokélé Mbembé ? Une créature du Loch Ness transposée au sud-est du Cameroun, animal non répertorié, saurien primitif quelque part situé entre la tortue et le serpent de mer (c’est le cas de le dire), que traque un scientifique occidental dans une jungle hostile, sur les rives du fleuve Bomba. Son existence supposée se fonde sur les dires des villageois, qui tous en parlent mais reconnaissent que la bête se montre peu, qu’elle est très difficile à voir. Seules sont visibles ses traces : tel sillon sur les berges, tel éboulement. Contre toute la communauté scientifique, notre homme y croit dur comme fer. C’est un aventurier, un explorateur, un des derniers qui croit encore que la zoologie n’a rien d’une science achevée, que les cases du tableau des espèces restent encore à remplir. Il doit pourtant se dépatouiller avec les superstitions des villageois, leurs croyances animistes, reconnaissant à la nature une foule d’esprits qui s’incarnent en diverses formes.
Premier choc, frontal, entre un rationalisme à tout crin, la préciosité d’un français impeccable, et la magie africaine, ce grand ramdam où tout se rencontre, où tout communique, hostile à toute forme de classification. Mais plus le film avance, plus cet état de fait finit par se retourner comme une crêpe : et si c’était lui, l’homme blanc, le fou, le crédule, l’illuminé que ses interlocuteurs, l’air toujours un peu amusé, faisaient tourner en bourrique ? Le film de Marie Voignier bénéficie d’un personnage en or : un homme qui a la foi, qui fraye avec l’invisible, un Don Quichotte qui en découd avec Darwin, un Tintin au Cameroun. Du coup, quelle économie pour la mise en scène : chaque parcelle du décor, chaque remous du fleuve, chaque mouvement de branche, chaque bruissement de feuille semble dissimuler ce nouveau Dahu, le plus énorme McGuffin qu’il nous ait été donné de (ne pas) voir dans le cinéma contemporain et concentrant, en lui, l’espoir gigantesque de cet homme dont on ne connaît rien d’autre que sa quête (il évoque au passage des « sacrifices familiaux » nécessaires). C’est souvent très drôle, parfois inquiétant, toujours tendu. Quelque part entre deux « H » – Herzog et Hitchcock –, Marie Voignier réalise l’improbable synthèse d’Alfred Jarry et Joseph Conrad, et signe un grand film de mystification.
Je devrais vous parler de tant d’autres films (Adak d’Amandine Faynot, L’Été de Giacomo d’Alessandro Comodin). Belfort regorge de petites perles, entre lesquelles il va falloir trancher. On essaiera, tant que faire se peut, de revenir sur les plus persistantes d’entre elles.
Lundi 28 novembre
Qu’on les aime ou pas, les deux films les plus stimulants du jour, à Belfort, étaient français et courts. Ceci dit sans chauvinisme aucun. Et pourtant. Il fallut attendre 18h pour voir le film de Jean-Sébastien Chauvin Et ils gravirent la montagne, qui s’avéra plutôt bon.
En France, il est bien difficile de raconter une histoire au cinéma sans se mettre dans la peau d’une assistante sociale ou du voisin d’à côté. Chauvin ose, en partant d’un réel tout à fait identifiable – une usine, deux jeunes ouvriers noirs, un parler d’aujourd’hui, une montagne –, fourrer ses deux pieds dans le plat du mythe et livrer son récit à une logique affective, transitant par de belles mues symboliques. Soit un stimulant pied-de-nez à la marmelade française. Ici, tout tient au passé simple qui conjugue le verbe du titre : « ils gravirent ». C’est le temps du conte (ils eurent beaucoup d’enfants), de l’épopée (la colère d’Achille qui valut aux Argiens d’innombrables malheurs), de ces récits de tradition orale qui se chuchotent le soir au coin du feu. C’est le temps où les signes prennent une valeur « exemplaire », hors de l’habituel et mesquin souci de représentativité (cet horrible mot).
À l’usine, donc, il s’est passé quelque chose de grave. On a tué le patron d’un coup de couteau. Fanny et Simon sont des fuyards, des coupables à la Nicholas Ray : ils ne font pas tout un cas de leur crime, qu’ils lavent dans une divine nature, boisée, rocailleuse. Ce chemin qu’ils ont pris, c’est exactement celui dont parle Dante au début de la Divine Comédie : « le chemin de notre vie », celui qui, par son milieu, mène indifféremment à l’enfer, au purgatoire ou au paradis. La pente de la montagne, c’est possiblement celle, métaphorique, du destin, du récit. Le film ne dissimule jamais un héritage lynchien, qui apparaît ici presque à nu – découverte d’une énigmatique boîte de Pandore, bifurcations amnésiques du récit – et dont les intentions font parfois un peu trop saillie. Que cela ne masque pas l’essentiel : dire le contemporain par la voix du mythe, lui insuffler sa grandeur, oublier en chemin le « haut indice social » des personnages et leur confier les clés d’une épopée symboliste, voilà une entreprise étonnante, qui trouvera à n’en pas douter ses affinements dans le futur. Photographie sirkienne de Thomas Favel, audacieux usage des couleurs (phosphorescence, chlorophylle et rose bonbon) et sens « haptique » des textures (les frottements du cuir). De partout, ça crie : « à bas le naturalisme ! »
Avec Le Marin masqué, Sophie Letourneur, revenue au format court après La Vie au ranch, poursuit ses recherches sur les « roues libres » de la parole, coquille vide qui se refile et dit plus par ses arabesques, sa dépense effrénée, que pour ce qu’elle contient (rien). Le film suit l’odyssée lose de deux copines parisiennes (Laetitia et Sophie) à Quimper, en transit sentimental à cet âge christique où se pose la question des mioches, entre crêpes, siestes et sorties en boîtes. Surgit alors le « marin masqué » en titre, un ex de Laetitia – pas n’importe lequel : il a vraiment compté – qui la chamboule toute et alimente jusqu’à plus soif les blablas des deux copines.
Ici, la parole n’a pas qu’une valeur performative mais occasionne un chouette traitement sonore. L’épisode est comme commenté en direct par les deux copines, qui « refont le match » de leur voyage à Quimper. Off et in se relaient en permanence, se coupent, se remplacent, avec l’impolitesse des échanges familiers entre mémoire et parole. Toutes les voix, tous les bruits, sautent à l’oreille à la même échelle, avec cette proximité impudique du souvenir encore frais. Letourneur opère un grossissement – chaque événement sonore prend une importance démesurée –, source d’un burlesque imparable et traduisant les amusantes déformations du souvenir, ou comment un signe anodin – une musique dance pourrie, un pas lourd dans l’escalier, le glouglou d’une boisson aspirée à la paille – en vient à saturer l’imaginaire. Ainsi, l’habituelle rumeur environnante du naturalisme (le bruit du monde) est soigneusement gommée de la bande-son, pour ne garder que l’essentiel : ce qu’on s’est dit, ce qu’on a entendu, chaque information soigneusement sérialisée sur le fil du souvenir. Photographie noir et blanc, vignettage et iris confèrent à l’image l’apparence d’un film muet. Pas le moindre des paradoxes pour un film si essentiellement bavard.
Alors certes, cette ode à une flegme-attitude so chic, galvanisée d’auto-commentaire, sapant au passage toute possibilité de sublimation, peut agacer. Mais Le Marin masqué, tournant lui aussi le dos au naturalisme, a le mérite d’exposer la méthode Letourneur sans se retrancher sous ses habituels « effets de réel ». Et d’affirmer avec un certain culot que l’amitié ne se nourrit pas de vouloir-dire mais, avant tout, de phrases.
Je devrais maintenant vous parler des bancaux-mais-passionnants Teodora pécheresse d’Anca Hirte, plongée fétichisto-épiphanique dans le monastère moldave de Varatec, et The Color Wheel d’Alex Ross Perry, road-movie déglingue sur un couple frère-sœur gravement paumé, mais je dois lâchement remettre cela à plus tard. Peut-être à jamais. Qui sait.