Le film s’ouvre sur une scène primitive. Au milieu d’un champ de betteraves en jachère, deux boutonneux armés d’une carabine à plombs chassent le lapin, à cheval sur une moto cross. Tels deux Cheyennes sur un pur-sang, ce tableau inscrit d’emblée les personnages et leurs objets à l’horizon des mythes, non loin du western, aux confins d’une Oise peuplée de desperados, de prêcheurs, de bécanes et de caravanes ensevelies sous la poussière des terrains vagues. Après La BM du Seigneur, premier long métrage de fiction en milieu gitan, Mange tes morts – tu ne diras point poursuit l’exploration ethnographique de Jean-Charles Hue dans la communauté yéniche, dont il brasse cette-fois-ci les figures et légendes au cœur d’un road movie de poche pétaradant. Pour autant, malgré les ressemblances, ce deuxième opus ne se contente pas de filer le tressage du premier. À plusieurs niveaux, Mange tes morts paraît même retourner La BM du Seigneur comme un gant : plus vertical, plus sombre, de plain-pied dans la fiction, le style du cinéaste y trouve même cet équilibre tragi-comique qui, bien qu’effleuré, lui faisait cruellement défaut. Comme on lève le voile de la pudeur, le réalisateur trousse son propre cinéma et s’empare d’un potentiel burlesque qui ne demandait qu’à éclore. À ce titre, le film parvient à couler dans le même moule volonté de « transfigurer le banal » et plaisir du conte, là où La BM demeurait coincé dans la camisole de sa forme hybride, un chouia académique. La fiction y émanait comme une vapeur du réel, à grand renfort de deus ex machina, mais cette fois-ci, c’est l’inverse qui se produit : le réel vient discrètement s’enrouler autour de la fiction, juxtaposant les mythes charriés par le cinéma et les figures primitives de la culture gitane, dans une course furibonde bordée de fantômes fordiens et de pépites documentaires.
L’arche de Noé
L’histoire commence par une affaire de territoire et de règlement de compte. Jason, un petit bâtard de 18 ans, « rabouin » sans souche, attend le retour de Fred, son grand frère incarcéré depuis 15 ans pour voles de camions. Espéré comme le messie par son frangin d’adoption, celui-ci déboule au volant d’une Clio sport en plein milieu des caravanes, dans un rodéo turboïde qu’au camp, personne ne voit d’un très bon œil. Mickaël, le benjamin, le sermonne violemment, tandis que Joseph, le frère du père — « chouraveur » pulvérisé à 300km/h contre un barrage de police — lui signale qu’il n’est pas le bienvenu. Sur le prétexte d’un vol de cuivre du côté de Creil, les trois frères accompagnés de leur cousin embarquent pour une initiation en rase campagne picarde, à bord d’une BM sortie des limbes qui connaîtra le même sort que son propriétaire, brisée et amendée. Une nuit au cours de laquelle Fred, cowboy boudiné dans une société trop étriquée pour lui, prendra sa revanche contre la loi du monde social, incarnée par le clignotement des gyrophares bleus-électriques d’un barrage de revenants. Une histoire de cowboys et de fantômes, donc ; mais aussi d’Alpina (du nom d’un préparateur d’automobiles sportives, spécialiste des BMW), de « raclis », de « chouraveurs » et de quête du droit chemin. Devant le spectacle de ces receleurs de voitures et de vannes pauvres, inutile de chercher la moindre lueur d’ironie. Jean-Charles Hue filme les gitans de la famille Dorkel à distance de mythe, comme de très lointains cousins ou des semblables venus d’un monde archaïque. Si bien qu’en réponse à leur obsession du droit chemin, le récit progresse d’impasses en perdition, et de perdition en régression, faisant de cette virée « entre couilles » moins un Fast and Furious yéniche, qu’une Arche de Noé en territoire picard.
Animal Kingdom
Si Fred et Jason viennent à bout de cette nuit de rédemption expresse sur la voie rapide, le film, lui, trouve son salue dans sa façon d’acoquiner le sacré à un humour franc du collier, à hauteur d’orifices. Absents de La BM du Seigneur, le comique de situation et les anecdotes égrillardes soutiennent par contraste cette dimension épiphanique que convoite le cinéaste. On pisse et on chie à califourchon au bord de la voiture, comme en pleine mer, et les conduits, trous et fluides travaillent le film en profondeur, sous le patronage conscient d’un Céline ou d’un Pasolini (voir notre entretien). C’est justement cette part animale, ce rire populaire assumé, qui permet à Mange tes morts d’atteindre une forme de grâce lors du baptême final de Jason, filmé avec beaucoup de tendresse et de simplicité. Une grâce que n’aurait pas boudé Bruno Dumont, adepte lui aussi d’une mystique des extrêmes, où le sacré s’encanaille avec une brutalité de bête. Sauf que Jean-Charles Hue l’obtient sans payer le prix de la légèreté – défaut récurrent de Dumont (avant P’tit Quinquin) –, faisant courir en parallèle truculence et romance candide, dans un grand bouillon de sensations contradictoires. C’est ainsi que l’apparition d’une nymphette diaphane sur le parking du kébab, aussitôt taxée de « raclie » par les aînés – « vierges devant, mais le trou de balle éclaté » –, murmure la promesse d’un lyrisme rejeté hors champ, botté en touche par manque de temps. Sans doute parce qu’il faut speeder, mettre son courage à l’épreuve de la loi, et rejoindre vaille que vaille l’auberge du salue. La cour de Jason ne dure pas plus longtemps qu’une pause clope, juste le moment d’entrevoir ce que donnerait un film de Jean-Charles Hue avec plus de femmes, et des romances de parking à fleur de nerf entre yéniches et raclies. Un monde où la gauloiserie et l’amour-vache se regarderaient constamment en chien de faïence.
Restent les dialogues et cette langue d’acharné, mordue et boulée, débitant les phrases à la sulfateuse dans un français qui balance du « ma couille », « ma bite », « mon frangin » et « mes morts ! » en guise de ponctuation. Haché menu, ce français en charpie est moins parlé que dévoré par les yéniches, recueillant à lui-seul cet « impondérable » qui enrobe la fiction, sans pour autant l’asphyxier sous les injonctions paralysantes du réel. La part du documentaire est ainsi réduite à la portion congrue, résiduelle mais nécessaire. Avec l’élargissement du domaine de la fiction, le regard ethnographique n’a pas disparu, et hormis quelques séquences que l’on imagine captées à la dérobée – comme le white gospel de la cérémonie du baptême –, le film dans son ensemble demeure auréolé d’une authenticité rare dans le cinéma français. Western d’ethnographe au carrefour des légendes ancestrales et des figures d’aujourd’hui, Mange tes morts fait ainsi du mythe son larcin secret, et du réel un produit de contrebande camouflé sous le manteau de la fiction.