Plus encore que dans d’autres festivals, faire son programme n’est pas aisé lorsqu’on arrive au FID Marseille. Le nom des cinéastes, souvent jeunes, repérés dans le monde entier en tant que créateurs de demain, ne nous évoque souvent pas grand-chose. C’est donc par intuition et par attention au bouche à oreille que nous nous sommes laissés guider, à travers une programmation riche d’environ 150 films présentés dans plusieurs sections (compétitions, internationale et française, écrans parallèles – hommage à l’Indien Ritwik Ghatak, « Anthropofolies », « Paroles et Musique », « Du rideau à l’écran », « Les Sentiers »). Voici les quelques films que nous avons pu découvrir, qui nous ont tous séduits.
Sylvain George
France
S’il nous fallait citer un coup de cœur parmi les films vus au FID, il serait ce film-là, de Sylvain George, un habitué du festival (qui présenta notamment en compétition en 2009 L’Impossible – pages arrachées). Le cinéaste rend ici compte des politiques migratoires en Europe, problématique cruciale de notre époque, et par ce biais interroge le statut de nos démocraties. Pour ce faire, pendant trois ans (de 2007 à 2009), il a posé sa caméra à Calais, où des migrants attendent pour traverser la Manche. Zone frontalière, Calais est très sollicitée par les tournages de fiction (Welcome…), les reportages télévisuels, les documentaires, qui bien souvent recherchent le sensationnel et privilégient une approche misérabiliste de la situation des migrants. Initialement prévu pour être un court-métrage, Qu’ils reposent en révolte (qui dure finalement 2h30 nécessaires à notre immersion) prend le temps de nous offrir une vision singulière d’une situation déjà largement couverte.
Le traitement n’est en rien journalistique, le cinéaste refusant de faire le moindre commentaire, de faire passer des informations par le langage. Les personnes filmées restent la plupart du temps silencieuses, et lorsque elles parlent (dans un anglais approximatif qui n’a pas été sous-titré, par respect pour le locuteur), leurs propos sont souvent difficilement audibles. Nous n’avons pas besoin de les entendre dire (ce qu’ils font à un moment) qu’ils ne sont pas heureux dans cet état intermédiaire, entre la vie et la mort, ou que leur famille leur manque (ce qu’ils ne disent pas) pour le comprendre, tant la simple description de leur quotidien rend cela évident. Sylvain George s’extrait d’une approche humanitaire et sociale, trop compassionnelle pour être efficace, et cite parmi ses influences Jean Vigo, Medvekine, René Vautier. Dans une première longue partie, il s’attache à rendre compte de ce qui remplit les journées des immigrés-migrants. Rafles dans un jardin public, attente du passage d’un camion pour se cacher sous son moteur et tenter d’atteindre un espace plus viable, file d’attente à la soupe populaire, repas partagé avec les autres, saisons qui défilent… Rien d’extraordinaire n’advient ici, le temps étant essentiellement meublé par l’attente. Extrêmement attentif à ce qui se présentait à lui, le cinéaste a tissé des relations de confiance et de respect suffisamment solides avec les migrants (qu’il ne filmait jamais à leur insu) pour avoir le temps de restituer pleinement ce qu’ils sont, ce qu’ils pourraient être, ce qu’ils devraient pouvoir être. Et ce n’est pas la moindre des réussites du film de parvenir aussi finement, imperceptiblement, à restituer à ces personnes une grandeur qu’elles ne tirent pas de leur statut de victimes mais de celui d’êtres humains.
Le film est fragmenté en séquences autonomes qui ne s’enchaînent pas selon la chronologie mais qui laissent percevoir entre elles des correspondances, d’images, de motifs, de situations, de personnes. Ne cherchant à construire aucun discours, le cinéaste laisse résonner librement ces morceaux de vie et de monde, s’établir entre eux des rapports qui font sens. Sylvain George ne dit rien, ne raconte rien, il montre. Ce n’est pour autant pas une réalité brute qui nous est présentée, les images sont travaillées : accélérations, ralentis, arrêts sur images, coupes brusques, jeux avec les luminosités, surimpressions, flous… introduisent une distance entre notre regard et ce qui est filmé. Loin de l’esbroufe formelle, de tels procédés rendent bien compte de la réalité, de celle qui est apparue au cinéaste, de la façon dont il l’a interprétée. Le choix du noir et blanc ne sert pas uniquement à poétiser les images, il fait sens, en travaillant là encore à rompre le lien trop direct qui pourrait s’instaurer entre le spectateur et la contemporanéité de ces situations que nous connaissons bien. Cette distance ouvre le film au-delà d’un temps et d’un espace donné, elle permet d’interroger de façon plus globale ce qui se joue autour de la question de l’immigration. À deux reprises, une voix-off apparaît, celle de Valérie Dréville, qui relate des propos de migrants et les fait résonner plus loin que Calais, plus loin que 2009. Enfin, dans le dernier plan et pendant le générique, c’est le chant d’Archie Shepp qui s’élève (« Strange Fruit »), établissant un rapport entre présent et passé, ici et ailleurs.
Pour poser des questions intemporelles, Qu’ils reposent en révolte n’en est pas moins ancré dans une époque et dans un lieu donné. Pour Walter Benjamin, dont la pensée sous-tend le film, présent et futur ne sont pas forcément meilleurs que le passé. En s’attachant au présent, Sylvain George interroge comment, à partir de ce qui se passe ici et maintenant, nous devons essayer d’intervenir pour changer le cours des choses. Après la description de l’attente quotidienne des migrants a lieu l’expulsion de ces derniers par les forces de l’ordre, dans une longue séquence très forte, scandalisante, émouvante, éprouvante. Les mots prennent alors de la place : ceux de la police qui exécute les ordres, ceux des français solidaires des migrants qui tentent d’empêcher le massacre, et ceux de l’abject préfet, fier d’annoncer qu’ « on peut tout à fait renvoyer les migrants en Afghanistan, c’est parfaitement légal ». Qu’en est-il de la loi ? Quelle est-elle ? Que doit-on en faire ? Que doit-on faire ? Sont rappelés les propos d’Éric Besson, qui veut « envoyer un message clair », et atteint ses objectifs. La brutalité des arrestations, leur brièveté, leur caractère définitif, ne font planer aucun doute sur la politique des États (français et britannique). Et laissent intacte la question brûlante du sort des immigrés. Après la bataille, après les départs, Sylvain Georges prend le temps de filmer les lieux vides, de laisser résonner l’injuste absence. Puis il laisse place aux français solidaires, qui continuent à crier leur révolte et manifestent devant la prison. Si de telles scènes sont moins fortes, moins originales que tout ce qui a précédé, nous éprouvons tout de même une certaine satisfaction à ce que quelqu’un exprime pour nous la colère et l’incompréhension devant la barbarie que nous éprouvons.
Pour ne pas conclure sur l’échec de la tentative qu’il a patiemment décrite, le cinéaste achève son film en s’approchant d’autres migrants, d’autres « bombes temporelles » comme il les définit, qui sont restés, et qui attendent, tout comme leurs prédécesseurs. Parce que l’histoire continue, que des cas de figure semblables à ceux que nous venons de voir se répéteront. Parce qu’il est donc toujours aussi urgent d’agir.
Waiting for Abu Zayd – Compétition Internationale
Mohammad Ali Atassi
Liban/Syrie
Prix Georges de Beauregard International
Prix des Médiathèques
Abu Zayd est un théologien musulman égyptien internationalement connu qui, condamné pour apostasie, a dû s’exiler et divorcer de sa femme. Depuis la Hollande où il réside, de conférences en débats publics en plateaux de télévision, il continue à défendre ses idées, à tenter d’éclairer les esprits, à transmettre. Via le portait d’un homme, d’un personnage public, d’un chercheur, d’un père spirituel, d’un mari, dont le charisme, le pouvoir de conviction, les gestes, les regards, le ton de la voix, sont mis en évidence, En attendant Abu Zayd nous expose une pensée éclairée, moderne et qui par là dérange.
Cette pensée, quelle est-elle ? Penseur de grande modestie, qui ne se considère en rien comme un meneur, Abu est guidé par l’idée selon laquelle le travail de théologien ne consiste pas à chercher des réponses mais à se poser des questions. Il enseigne qu’il n’y a pas de vérité mais des interprétations de la réalité, que scientifiquement, la vérité est ce qui peut être contesté. Cela s’applique au Coran qui, loin d’être sacré, est un texte qui n’existe qu’à travers ce que les hommes en comprennent. Inscrit dans une histoire et dans des lieux, il tire sa force de l’évolution des interprétations qui en sont faites, il est vivant donc passionnant (« Le Coran ne parle pas, ce sont les hommes qui parlent »). Dieu n’est pas une instance à distance des hommes, il interagit avec eux. Et l’Islam n’est pas une religion universelle, car elle n’a été proposée qu’aux arabes. On comprend sans mal que cette indissociabilité du profane et du sacré dérange au plus haut point le pouvoir intégriste. Contre l’obscurantisme, Abu tente de faire rayonner le rationalisme.
Les débats qui le confrontent au public, à Beyrouth, sont passionnants, les idées qu’il défend avec confiance intéressent autant que l’implication des gens dans le débat théologien, qui soulève parfois applaudissements et tollés. Lorsqu’une jeune femme lui dit que, contrairement à lui qui fait de la religion un élément de progrès, elle considère que c’est un obstacle historique, il répète le principe qui le guide : l’Islam est un facteur de guerres si on l’entend comme une vérité, mais il est invitation à penser si on l’approche de façon rationnelle. Au sujet de la polémique française quant au port du voile, Abu répond que pour lui, une femme sans voile n’est pas impie. N’hésitant pas à couper la parole à un accusateur se fondant uniquement sur un livre écrit par l’un de ses détracteurs, il agit en bon professeur, rejetant une approche trop réductrice pour autoriser le débat. Abu ironise parfois lorsqu’on l’accuse, mais s’il semble distant par rapport à l’injustice qui le frappe, et confiant en sa parole, il admet aussi qu’il souffre toujours des accusations, et surtout de ne plus pouvoir enseigner, d’être privé du rapport à l’élève.
Il importe à Mohammad Ali Atassi de dénoncer les médias, qui relaient le discours politique réduisant l’Islam à des rituels, des règles, privant ainsi le peuple de toute liberté de pensée. Parfois, les scènes parlent d’elles-mêmes, en nous présentant l’abjection des plateaux télévisuels, leurs couleurs, musiques et cadrages écœurants, leur évident dessein de rester à la surface des choses. Parfois, le cinéaste pointe l’ignorance des journalistes, qui interrogent Abu en ayant uniquement lu de vagues articles rapportant sa pensée. Abu, lui, semble prendre davantage de distance que Mohammad vis à vis des médias. Lorsqu’on lui demande s’il ne craint pas que le montage joue en sa défaveur, il répond, apparemment serein, que si c’est le cas il ne participera plus à l’émission de la chaîne concernée. Abu a conscience de l’ignoble pouvoir de la télévision, mais il sait aussi qu’elle lui offre, malgré tout, la possibilité d’une certaine visibilité.
Sa femme tient une place importante, à la fois par le temps qui lui est consacré et par la forte présence qu’elle dégage. Filmée face caméra, elle raconte l’injustice dont elle a été victime au moment de la condamnation, son divorce forcé, la mise sous surveillance de sa maison, les calomnies dont elle a été victime. Bien loin de se plaindre, elle évoque sa prise de position aux côtés de son mari, son engagement intellectuel et politique. Courageuse et éclairée, cette universitaire parle aussi de l’amour indéfectible qui l’unit à Abu, qu’elle aime autant comme amant que comme ami, comme collègue, comme frère. L’intégrisme ne saurait s’immiscer dans une telle relation, détruire ces liens dont nous ressentons bien la force.
Le cinéaste, dont le précédent film évoquait Riad al-Tûrk, personnalité de la gauche syrienne, se dit en quête de pères spirituels qui l’aideront dans ses questionnements politiques et culturels. On sent combien il est pour lui nécessaire de faire le portrait d’Abu. Son équipe, qui a travaillé bénévolement pendant les six années de tournage (à Beyrouth et en Hollande), partageait sans doute cette conviction. Mohammad Ali Atassi ne cherche en rien à faire ombrage à Abu, mais il ne s’éclipse pas pour autant. Son implication dans l’histoire de celui qui est devenu son ami est palpable : il pose des questions et donne son opinion, avec laquelle Abu n’est parfois pas d’accord. Si le film n’est pas chronologique, une évolution se dessine tout de même, celle du cinéaste. Au départ, ce dernier invite Abu à rentrer en Égypte pour défendre sa cause. Mais au fil des années, il comprend ce que l’intellectuel sait depuis longtemps : l’individu n’est pas suffisamment fort pour contrer les décisions étatiques, a fortiori lorsque elles sont relayées par les médias.
Si l’on peut reprocher à ce film une certaine pauvreté formelle, en revanche ses multiples facettes et la richesse de son sujet nous font nous réjouir des prix dont il a été récompensé. Portrait d’un penseur en action, histoire d’une lutte, de l’interaction du personnage filmé et de celui qui le filme, En attendant Abu Zayd est aussi une exploration passionnante de débats théologiens et de l’importance qu’ils gardent auprès d’une société sans cesse menacée par l’obscurantisme.
The Dubai in Me – Compétition Internationale
Christian von Borries
Allemagne
Ce qui intéresse Christian von Borries en prenant Dubaï comme sujet n’est pas d’explorer à nouveau les images de l’île que l’on trouve aisément sur Internet, ni même de parler de ce lieu en particulier. « The Dubai in Me », c’est ce que représente pour chaque spectateur le concept Dubaï, à savoir le modèle de l’utopie libérale. En filmant cet état, où l’abject individualisme est poussé à son paroxysme, le cinéaste nous invite à prendre conscience de l’horreur qui se joue dans tout état capitalisme, et que nous tolérons.
Trois types d’images sont ici utilisées : celles que von Borries filme de l’île, celles de publicités locales pour l’immobilier, et celles de Second Life (univers virtuel en 3D dans lequel les utilisateurs incarnent des personnages fictifs qu’ils façonnent à leur gré). La différence entre elles apparaît minime, tant les décors réels sont aussi déshumanisés que les images virtuelles. Les êtres improbables affichant des mines réjouies de vainqueurs sur les affiches publicitaires semblent aussi irréels que les appartements que l’on visite grâce à l’ordinateur, ou que les parades d’avatars célébrant la croissance en dansant. Christian von Borries ne filme pas les gens, qu’il a sans doute eu du mal à apercevoir tant ils vivent cantonnés dans leurs espaces (appartements, galeries marchandes, hôtels et restaurants), sourds à ce qui n’est pas eux, leur confort, leurs affaires, leurs fantasmes. Dubaï ne connaît pas le silence : fontaines indécemment omniprésentes (les travailleurs souffrant de la soif), bruit des climatisations, musiques d’ambiances à choisir selon son humeur… tout est conçu pour chasser le vide, son invitation à penser, à prendre conscience. On le sait, les impôts n’existent pas à Dubaï, le blanchiment d’argent est donc autorisé. Et ceux qui en profitent n’en ont pas honte, leur gouvernement ayant pour eux le rôle légitime de « créer des opportunités ». L’interprétation est chose bien subjective…
Si nous ne voyons pas ces êtres que tout rend détestables, leurs principes sont exprimés par la voix métallique d’un avatar trouvé sur YouTube. Apparaissant régulièrement, elle énonce des propos dont l’horreur glace le sang. En toute bonne conscience, elle rappelle que cet éden du capitalisme n’existe que pour ceux qui le méritent, « les battants de ce monde, ceux qui cherchent le meilleur ». Il est pour elle justifié que toute dénonciation du système soit punie, car elle perturbe l’efficacité du pays. Ce qui est possible à Dubaï ne le serait pas ailleurs, dans des états « plus lents, où l’on consulte le peuple ». À la question incontournable de l’esclavagisme auquel sont réduits les travailleurs sans papiers, la voix se contente de répondre qu’elle est lasse d’entendre toujours les mêmes propos polémiques. Fin du débat. L’avatar dénonce d’ailleurs explicitement la pratique documentaire, qui donne à voir la réalité. Le cinéaste répond en défendant le dessein de son médium, qui permet, par exemple grâce aux ralentis, de prendre le temps de contempler, de réfléchir à la situation montrée. The Dubai in Me contient ainsi en son centre une longue « séquence Google », où l’on traverse les rues désertes d’un quartier résidentiel, aux immeubles parfaitement similaires, aux rues strictement parallèles. Au cours de cette errance virtuelle, le spectateur a le temps de laisser résonner en lui ce qu’on lui a montré, d’y réfléchir ou d’en pleurer, selon sa sensibilité.
L’horreur de cette île indécente est logiquement accrue par l’évocation des travailleurs qui sont contraints de la construire. Nous voyons les bidonvilles, les êtres errer, souffrir de n’être ni vraiment vivants ni vraiment morts. Le cinéaste explique, en off, que l’on confisque les passeports et permis de travail des immigrés dès leur arrivée. Lorsqu’ils se font renvoyer après deux ans de travail acharné, dans des conditions atroces (ils dorment dans des pièces sans fenêtres, n’ont pas le droit de sortir des maisons, les femmes se font violer sans pouvoir porter plainte…), ils n’ont donc plus aucun moyen de s’échapper de l’île. Gagnant à peine de quoi survivre, aucun ne peut payer les 3000 euros que coûte un billet d’avion pour son pays, dans lequel l’attend sa famille à qui il n’a pas pu envoyer le moindre sou. Ici (et comme ailleurs, Dubaï n’étant que l’exacerbation de ce qui se joue dans toute société capitaliste), le lien entre travail et pouvoir est totalement rompu, la promotion sociale n’étant envisageable que pour certains. L’île, dont la possession constitue le rêve suprême de tout « gagnant », est ainsi à la fois la pire des prisons.
L’équipe de tournage de Christian von Borries se réduisait à trois personnes. Ils n’ont visiblement pas eu de mal à filmer, car il suffisait de dire aux policiers qu’ils étaient des touristes émerveillés par l’île, que leurs images en feraient donc la promotion, pour pouvoir faire ce qu’ils voulaient. Sans aucun droit d’exploitation, le film ne peut cependant pas être diffusé. Il le sera, et heureusement, sur Internet. (Voir son site : http://the-dubai-in-me.com/)
Patricio Guzmán
Chili/France/Espagne/Allemagne
À travers ses documentaires, le Chilien Patricio Guzmán interroge son pays. Entre autres, sa trilogie La Bataille du Chili (1973 – 1979) retraçait l’histoire du Chili d’Allende, la marche vers le coup d’État puis la dictature de Pinochet, La Croix du Sud évoquait le religiosité populaire en Amérique latine, Chili : la Mémoire obstinée (1996) l’amnésie politique chilienne, Le Cas Pinochet (2001) le procès contre le dictateur.
Avec Nostalgie de la lumière, qu’il a mis quatre ans à monter, le cinéaste plante sa caméra dans le désert d’Atacama. Situé à 3000 mètres d’altitude, ce dernier accueille des astronomes du monde entier venus profiter de la transparence du ciel surplombant le désert pour y observer les étoiles. Patricio Guzman s’attarde sur le fonctionnement des appareils, minutieusement décrits par de lents mouvements de caméra, et il écoute les scientifiques évoquer leur travail, leur observation patiente des astres en vue de mieux comprendre le monde terrestre. Les astronomes vivent dans le passé, ce qui se présente à leurs regards étant vieux de centaines de milliers d’années lumière. Et c’est pour comprendre le présent, et ainsi mieux appréhender l’avenir, qu’ils interrogent ce temps révolu.
Les yeux rivés vers le ciel, vers l’infiniment grand, les scientifiques partagent le désert d’Atacama avec d’autres personnes dont les regards, à l’inverse, restent rivés au sol, à la recherche de traces minuscules. Ces personnes, ce sont des femmes, qui ont perdu leurs proches lors de la dictature Pinochet. Pour elles, point de repos tant qu’elles n’auront pas identifié le lieu où a fini le corps de leur aimé. Ainsi cherchent-elles, depuis 25 ans, tout ce qui permettra de reconstituer le puzzle : un ongle, un morceau d’os, une touffe de cheveux…
Si les activités des astronomes et des endeuillées diffèrent, l’objet de leurs travaux respectifs reste le même : aller à la rencontre du passé, le fouiller, au prix de maints efforts, pour comprendre le présent et le rendre meilleur. Les femmes témoignent parfois face caméra, laissant paraître leur douleur, leur impossibilité à trouver l’apaisement tant qu’elles n’auront pas élucidé les zones d’ombres flottant sur la disparition de leur proche. Ces femmes, frêles silhouettes englouties dans le désert qu’elles arpentent sans relâche, sont d’emblée émouvantes. On regrette donc la (relative) insistance avec laquelle le cinéaste les appréhende, s’attardant sur leurs larmes, magnifiant leurs regards désespérés, explicitant, en la commentant en off, leur souffrance.
D’autres personnages interviennent, notamment un homme, jadis enfermé dans un camp de concentration situé dans le même désert, auquel les étoiles ont fourni une possibilité d’évasion mentale salutaire. Pour que l’on n’oublie pas, cet homme a mémorisé le plan du camp qu’il est toujours capable de reconstituer.
Nostalgie de la lumière pose ainsi le problème de l’amnésie nationale chilienne, et montre comment le pays souffre, aujourd’hui, de ne pas avoir fait la paix avec son douloureux passé, faute de le regarder en face. Quel paradoxe en effet que le Chili soit à la fois le centre astronomique le plus important du monde, alors que 60% des assassinats proférés pendant la dictature ne sont toujours pas élucidés ; que des scientifiques puissent observer les étoiles situées à des années lumières tandis que les enfants ne peuvent lire dans leurs manuels scolaires les événements qu’a connu leur pays il y a à peine 30 ans…
Interroger l’histoire du Chili (de la dictature Pinochet) en se concentrant sur le lieu unique de l’observatoire, et en établissant un parallèle entre les chiliennes endeuillées et les scientifiques, est une riche idée. Mais le spectateur aurait aimé qu’on le laisse établir seul les liens, entre présent et passé, science et intimité, certitudes et opacités, entre histoire nationale et histoire individuelle. À force de trop nous guider, Patricio Guzman finit par mettre une distance entre nous et son film, que l’on voudrait investir plus librement, plus activement.
Nous n’en sommes pas moins absorbés par son univers, happés par la poésie des métaphores, bercés par l’imaginaire que permettent de déployer le contraste entre les astres et la terre aride, l’infiniment grand et l’infiniment petit, entre la concentration rationnelle des scientifiques et les émotions incontrôlables des femmes, le vent, le bleu du ciel…
Métaphorique, ethnographique, politique, film riche qui, en outre esthétiquement maîtrisé, suscite tant la réflexion que la contemplation, Nostalgie de la lumière est une proposition de cinéma singulière et intrigante, à découvrir.
Chantal Akerman, de cà – Compétition Internationale
Gustavo Beck et Leonardo Luiz Ferreira
Brésil
Les films de Chantal Akerman n’ont jamais été distribués au Brésil. Lorsque la cinéaste se rend à Rio pour une rétrospective, Gustavo Beck et Leonardo Luiz Ferreira profitent de l’occasion pour faire un film sur elle. Chantal Akerman est filmée dans un hôtel, assise à une table, dans un plan séquence fixe, par une caméra située à plusieurs mètres d’elle, derrière une porte. Elle se raconte, pendant une heure, répondant aux questions des documentaristes. Ces dernières ne sont en rien originales, elles sont mêmes convenues : qu’est-ce que le cinéma pour vous ? Quelles sont vos influences ? Comment composez vous le cadre ? Comment travaillez vous vos scénarios ? Comment se passe le montage ? Quel est votre rapport au spectateur ? Quelle relation entre vos fictions et vos documentaires ? Comment se passe le montage ? On est gêné par le caractère standard de ces questions, qui peuvent être posées à tout autre créateur (même si les interviewers rebondissent parfois sur les propos d’Akerman et font des remarques davantage ciblées sur son œuvre à elle). Il n’en reste pas moins toujours aussi passionnant d’entendre une cinéaste de cette envergure parler de son travail.
Chantal Akerman a découvert le cinéma avec Jean-Luc Godard, à l’âge de 15 ans. Sans rien savoir de ce que cela signifiait précisément, ni des difficultés auxquelles elle allait se heurter, elle décida, instinctivement, de suivre cette voix là. Les courts-métrages de Michael Snow lui ont appris qu’on pouvait créer une tension sans histoire, par un simple mouvement de caméra, et impliquer ainsi le spectateur. Elle l’expérimentera avec Hotel Monterey, dans lequel l’abstrait et le concret jouent ensemble. Le naturalisme n’intéresse en rien Chantal Akerman. Ses cadres (elle cite l’extraordinaire Jeanne Dielman) sont très construits, quasi symétriques, car c’est ce que lui dicte son instinct. Elle n’a pas de méthodes pour écrire ses scénarios, elle sait seulement que lorsqu’elle écrit, personne ne doit venir polluer le face à face entre elle et son film. Pour une fois précise, une question l’amène à parler de l’adaptation qu’elle a faite d’Albertine disparue pour créer La Captive, de son choix de retenir de Proust le thème de la jalousie. Pourquoi de tels sujets ? lui demande t‑on presque naïvement. Parce que l’amour, la mort, le temps, sont les seules choses qui existent ! répond-elle tout simplement, incapable d’expliciter davantage. Au début du film, elle fait aussi une réponse close, à la question « Qu’est-ce que pour vous le cinéma ?». « C’est trop compliqué, c’est trop vaste, je ne peux pas vous dire », dit-elle, et comme on la comprend, las que nous sommes de cette question rabattue. Les mots, d’ailleurs, s’avèrent parfois inutiles. Elle ne peut expliquer pourquoi elle fait tel cadre ainsi, pourquoi elle décide de commencer, puis de couper, à tel moment. C’est l’instinct qui commande, et tout discours s’en trouve vain.
La cinéaste refuse de priver le spectateur de son espace de liberté pendant un film. En nous immergeant dans une œuvre, on nous vole notre temps. Chez elle, chaque minute est sentie, et tout en restant près du film, nous restons en contact avec nous-mêmes, avec notre réalité. Chantal Akerman a bien conscience qu’en privant le spectateur du divertissement palliant l’angoisse, elle le met à l’épreuve. Dans sa filmographie, les fictions alternent avec les documentaires, deux expériences bien différentes pour elle. La fiction est plus compliquée (une équipe trop nombreuse, du matériel, de l’agitation, des tensions) et en quelques sortes moins créative, le scénario devant à peu près être respecté, le montage suivant un canevas préétabli. Pour les documentaires, qu’elle aime tourner dans le calme, avec une équipe réduite, le montage est une réelle écriture, le moment où se construit le film dont on ne pouvait pas vraiment prévoir la nature. Cette étape-là (avec l’écriture) est celle que Chantal Akerman préfère, car elle dispose de temps et de solitude. Elle est en outre en parfaite harmonie avec la monteuse avec laquelle elle travaille depuis vingt ans, Claire Atherton. À un moment, la cinéaste évoque l’expérience douloureuse qu’a été l’abandon d’un film sur lequel elle a travaillé pendant deux ans. Le temps et l’énergie perdus ont visiblement laissé une blessure qui semble toujours vive. Le cinéma est une prise de risques. Comment être sûre de ses choix quand c’est presque inconsciemment qu’on les fait ? Comment faire confiance au mystère ? Chantal Akerman ne va presque jamais au cinéma, préférant lire ou voir des amis. Et lorsqu’elle fait partie d’un jury, elle ne découvre pas de grands auteurs, au mieux de jolis petits films. Parmi ses goûts contemporains, elle cite tout de même Gus Van Sant, les Taïwanais, les Thaïlandais.
Si Chantal Akerman est au centre du film parce qu’il lui laisse le temps de se dire (mais aussi de se taire, ses silences n’étant jamais coupés), c’est aussi visuellement qu’elle rayonne. Gustavo Beck et Leonardo Luiz Ferreira rendent hommage à ses films en optant pour la mise en scène qu’elle utilise. Caméra située à distance, derrière une porte, cadre strict, long plan séquence, temps réel. Dans ce contexte, le corps de la cinéaste a tout l’espace pour s’exprimer. Ses gestes, minimes (se servir une verre d’eau, allumer une cigarette, bouger sur sa chaise), sont perçus avec précision et permettent de ne pas oublier que les propos, les considérations professionnelles, sont le fait d’une personne en chair et en os. Au début et à la fin du film, le hors-champ est prégnant, façon encore de rendre hommage à un cinéma qui aime à suggérer d’invisibles espaces-temps, à ouvrir les images vers un ailleurs que nous restons libres d’imaginer.
Pandore – Compétition française
Virgil Vernier
Pandore s’ouvre sur une citation de La Bruyère : « La ville est partagée en diverses sociétés, qui sont comme autant de petites républiques, qui ont leurs lois, leurs usages, leur jargon, et leurs mots pour rire. » La petite société qui intéresse ici Virgil Vernier, ce sont des noctambules parisiens tentant de rentrer dans une boîte de nuit, et le « physionomiste » (Mathieu) chargé de décider de leur sort. Pour filmer leur confrontation, le cinéaste pose sa caméra à quelques mètres de l’entrée et enregistre, dans des plans fixes, la répétition de situations similaires.
Les réactions des clients face à Mathieu diffèrent : protestations, acceptation, ruses, ironie, agressivité… tout un panel de stratégies défile. Mais ces dernières se révèlent bien vaines. Car Mathieu, c’est Dieu, son verdict est aussi indiscutable que définitif. Aux uns, c’est oui, aux autres, c’est non, fin de la discussion (« S’il vous plait… partez !»). Qu’est- ce qui motive sa décision ? Comme les clients, nous avons bien du mal à le comprendre. Parfois, le physionomiste justifie quelque peu son choix : tu n’as pas d’invitation, il y a trop de monde, je ne peux pas faire entrer un groupe de six, la dernière fois tu t’es mal comporté… Si ses raisons semblent souvent douteuses, elles sont parfois complètement scandaleuses. Lorsque le vigile black (qui se contente de faire appliquer les décisions du monarque, avec lesquelles il n’est pas forcément d’accord) lui demande ce que lui ont fait des gens qu’il a refoulés, Mathieu n’est aucunement gêné de répondre « Bah rien, ils sont pas cools, ils ressemblent à rien. » « Ressembler à rien », la formule fait frémir. Mais qui décide ? C’est l’arbitraire, ici, qui règne en maître. Pourquoi Mathieu laisse t‑il entrer un groupe qui se dit invité (et qui ne montre pas d’invitation) et en refuse un autre qui prétend la même chose ? Pourquoi quatre personnes sont-elles plus nombreuses que quatre autres personnes ?
Mathieu, qui ne mâche pas ses mots (« Vous êtes crades, vous avez déjà de la chance d’avoir des amis »), prétend n’avoir aucune idée reçue (« Je fonctionne à l’instinct »). Mais il révèle ses contradictions en disant à quelqu’un qu’il n’exige pas de look vestimentaire particulier et qu’il le laisse entrer parce que son vêtement est « ambiance American apparel ». Le verdict est d’autant plus impitoyable qu’il est définitif (« Celui-ci », dit Mathieu au vigile, « tu le fais chier jusqu’au bout, celui-là, tu le laisses plus jamais entrer »). Et même une fois entré, on n’est jamais tranquille, car un geste suffit à froisser Mathieu, qui ne l’oubliera pas (il a une mémoire fabuleuse), et à condamner l’entrée du lieu sacré. La fixité des plans, parfaitement adéquate, rend encore plus cinglante l’implacabilité qui émane du film.
Virgil Vernier adopte la position du novice, de celui qui ignore les codes en vigueur dans ce cercle fermé et tente, par une observation patiente, de les comprendre. C’est sans doute pour cela qu’il se place à distance, parce que l’on saisit parfois mieux une situation qu’on ne vit pas de l’intérieur. C’est aussi pour cela qu’il filme la répétition, épuisant les situations pour en percer le mystère. Mais à la fin du film, après le défilé de situations kafkaïenne la logique de Mathieu n’a perdu de son opacité ni pour le cinéaste, ni pour les clients, ni pour le spectateur. On cerne quand même mieux qui est Mathieu, notamment d’où il vient. Le soin de son allure, son snobisme de blondinet, suggèrent qu’il vient d’un milieu aisé, et qu’il travaille ici à la sauvegarde de sa caste, en l’éloignant de tout éventuel parasite. Mais quelques phrases (et la vulgarité de son vocabulaire) nous font comprendre que le jeune homme a grandi dans un environnement hostile, où il faut se battre pour se faire respecter, pour survivre. L’abjection de son attitude fait alors sens : Mathieu peut désormais, grâce à son travail, prendre sa revanche sur son passé, se venger de ceux qui l’ont oppressé en oppressant à son tour. Sa vie personnelle semble assez peu enthousiasmante (il parle de ses vacances en famille avec les enfants, au sujet desquelles il n’a rien à dire de particulier car elles font sans doute partie d’une routine sinistre). Aigreur et pauvreté intérieure expliqueraient donc bien des choses. Le physionomiste a accepté immédiatement d’être filmé par Virgil Vernier, même s’il savait qu’il « passerait pour un connard ». La fierté que lui procure son rôle social l’a sans doute emporté sur toute autre considération.
« Pandore » est le mot de passe pour accéder au carré VIP de la boîte de nuit, lieu des élus des élus. Symboliquement, cet endroit renvoie donc aux maux de l’humanité. Paradoxe ironique qu’on ne peut éviter de noter dans la seconde partie du film, montrant la fin de soirée. Jeune fille à moitié dévêtue se trémoussant complètement ivre, homme qui a l’alcool mauvais, aigreurs, agressivités, altercations… Qu’ont pu vivre ces gens dans le lieu si prisé (dans lequel le spectateur ne pénètre pas) pour être aussi pitoyables en en sortant ? Quel est donc ce paradis-là ?
En filmant, avec un dispositif simple, un microcosme regroupé autour du lieu symbolique qu’est la porte d’entrée, Virgil Vernier donne une idée de l’horreur d’un monde où les lois sont décidées par un seul, mais il fait surtout l’inventaire de comportements humains révélateurs d’une société, la nôtre, où domination, séduction, distinction et appartenance à une classe sociale, sont des valeurs fondamentales.
Jean-Charles Hue
Il y a sept ans, Jean-Charles Hue rencontrait la famille Dorkell, « gens du voyage » installés dans le nord de la France. Les Dorkell l’accueillirent comme l’un des leurs, et de ce temps passé ensemble résultèrent plusieurs films, dont La BM du Seigneur, un premier long métrage. Ce dernier, plus encore que d’autres films présentés au FID, brouille les frontières entre documentaire et fiction.
Le cinéaste décrit avec acuité la vie de la communauté gitane : disputes, repas partagés, entraînements de tirs au fusil, préparations de rapines… nous retrouvons quelques situations que nous savons typiques de ce monde. Point de clichés pour autant : nous sommes loin de l’approche platement naturaliste ou vulgairement pittoresque.
Le quotidien des Dorkell et de leurs voisins est fait d’hostilités, de violence, de vengeance, de méchancetés. Le vol est constitutif de la réalité du campement. Parce qu’il est résultante logique des difficultés d’intégration sociale rencontrées par les gitans, acte d’affirmation de leur identité, fidélité à l’héritage de leurs ancêtres (qui ont connu l’époque moins confortable de l’inexistence d’aides sociales), voire destinée, mission à accomplir. Les corps sont laids, gras d’avoir trop mal mangé, brûlés par la vie au grand air, tatoués, marqués de cicatrices. Le langage est très particulier, car les gitans parlent à dessein un jargon incompréhensible pour les clans rivaux. Le spectateur, peinant à identifier les mots et à en comprendre le sens, se laisse ainsi bercer par les accents, les spécificités des voix, les variations de tons, sans tellement s’attarder sur le sens véhiculé. Si les dialogues étaient bel et bien écrits dans le scénario (en fonction de ce que Jean-Charles Hue avait noté en côtoyant les gitans), cinéaste et êtres filmés ont réfléchi ensemble, avant chaque prise, à ce qu’ils devaient dire pour sonner le plus juste possible. Il en résulte ainsi certains moments improvisés.
Jean-Charles Hue ne se limite pas à la peinture d’un milieu dans lequel on s’immerge, il nous raconte une histoire. Celle de Fred Dorkell, dont la vie bascule le jour où il rencontre un gros chien, représentant la figure de l’ange. Blanc et perçu dans des plans surexposés, à tendance surréaliste, il est, pour Fred, l’apparition de la présence divine, du sage, qui lui commande d’arrêter toute pratique illicite. Adoptant l’animal, l’homme tente alors de changer de vie. Et se heurte à l’incompréhension de ses proches, qui ne peuvent pas comprendre ce qui motive sa décision. Tel l’Accattone de Pasolini, Fred a perçu, dans une vision fulgurante, quelque chose qui ne peut qu’échapper aux autres. Ce personnage est riche de son ambivalence. En un sens, il reste un homme primaire, agressif, soumis à des pulsions. En un autre, il a un pied dans le sacré, ses regards et discours se tournant davantage vers Dieu que vers ses congénères. Les questions qu’il se pose ne sont pas sans grandeur : comment continuer à vivre après une révélation ? Comment garder une place dans une communauté qui ne nous comprend plus ? Où puiser le courage de changer ce qu’on est ? Si les « gens du voyage » ne bougent pas, c’est au voyage intérieur de Fred que nous assistons ici.
Jean-Charles Hue, citant Paradjanov, se dit cinéaste du plan. Il pose le cadre, et attend patiemment qu’un événement y advienne. Nous sentons l’attention à l’œuvre dans ce cérémonial, mais aussi, parfois, la tension qui s’instaure lorsque la caméra s’accroche à quelque chose et se met en mouvement (cette fois comme chez Jean Rouch). Le spectateur est sans cesse mis au milieu des êtres, il sent le rythme de la vie du campement, et la nature de ce qui se joue à l’intérieur de Fred. Paradoxalement, au vu des personnages, marqués, lourds de leur passé et de leurs habitudes, La BM du Seigneur est un film imprégné de pureté, de virginité. À l’image du chien blanc, antithèse à la crasse humaine au milieu de laquelle il apparaît, et à l’image de Fred, qui tente de rompre avec là d’où il vient, le film de Jean-Charles Hue laisse à la réalité la chance de se révéler autre que celle qu’on croyait connaître. Formellement et narrativement, il donne aux hommes l’occasion de choisir leur chemin, de construire du nouveau.
Ceux de Primo Levi – Compétition française
Anne Barbé
Le Centre Primo Levi accueille des demandeurs d’asile victimes de tortures et de violences politiques dans leur pays. Pour approcher ce lieu thérapeutique, où il s’agit d’écouter les douleurs, de les apaiser, et d’aider les patients à s’intégrer en France, Anne Barbé opte pour un parti pris des plus intéressants. Refusant radicalement tout sensationnalisme, elle décide de ne jamais filmer les patients mais de se concentrer sur l’équipe pluridisciplinaire du Centre. Ce dernier, souvent sollicité par des journalistes de reportages télévisuels, avait toujours refusé d’être filmé. L’absence de voyeurisme de l’approche d’Anne Barbé l’a fait adhérer à son projet.
Directrice, généralistes, assistantes sociales, juristes, avocats… évoquent leur travail dans des entretiens individuels, en plans fixes. Se pose la question du soin. Qu’est-ce que guérir quelqu’un ? Tenter d’effacer ses blessures qui constituent pourtant sa personnalité ? L’aider à devenir quelqu’un d’autre ? Ou à accepter son passé ? La cinéaste interroge peu, coupe peu, laissant la parole se répandre. Elle filme aussi, caméra à l’épaule, les synthèses collectives où pendant quatre heures, les uns font part aux autres de l’évolution qu’ils perçoivent de chaque cas. La souffrance, au centre du film, n’existe pourtant qu’indirectement, par le discours médical. La distance qu’offrent ces regards professionnels évite malicieusement le danger du misérabilisme que le sujet convoque. Personne ne peut comprendre l’horreur que les patients ont vécue, mais tout le monde peut l’imaginer, se la représenter : la cinéaste, l’équipe du Centre, le spectateur. C’est donc librement que nous construisons des images mentales de ces drames, qui existent uniquement à travers le discours de ceux qui ne les ont pas vécus. Le regard de l’équipe sur ses patients est pourtant loin de s’en tenir à une froide objectivité, purement professionnelle. Au ton des voix, aux mots employés, aux expressions des visages, nous sentons que les thérapeutes reçoivent la souffrance des patients, qu’ils en sont secoués. Le traumatisme invisible, pris dans le prisme de diverses subjectivités, s’enrichit ainsi de plusieurs dimensions.
Le film, tourné en 15 jours (après 3 ans de préparation sur le terrain de la part de la cinéaste) se passe essentiellement au Centre, à Paris, dans les salles de consultation et de réunion. Mais l’ailleurs est sans cesse convoqué : le pays d’origine des patients, et la préfecture de Bobigny devant laquelle ils attendent toutes les nuits. On nous y emmène d’ailleurs à deux reprises, pour que l’on n’oublie pas que les difficultés demeurent, qu’après avoir lutté pour survivre, les immigrés doivent lutter pour trouver une place à eux. Du passé au présent, de l’intime au social, le film a bien un sens civique et politique. En montrant comment un cercle réduit de thérapeutes travaille à offrir aux patients la place qui leur est due, il interroge aussi la structure étatique et les actes qu’elle pose envers les sans-papiers.
Si Ceux de Primo Levi est conceptuellement riche, il souffre tout de même d’une lacune importante : l’image est bien trop pauvre. Les propos de l’équipe ont beau être intéressants et nous inviter à entrer dans un processus mental original, nous avons bien du mal à ne pas nous lasser de la succession de gros plans de visages pas spécialement marquants, de scènes de réunions formellement peu captivantes. Cette carence visuelle était-elle le corrélat incontournable du parti pris du film ?
Muezzin – Parole et Musique
Sebastian Brameshuber
Autriche
Le jour se lève sur Istanbul, événement magnifique qu’accompagne la préparation d’un imam à lancer un appel à la prière, depuis le minaret de l’une des 3000 mosquées de la ville. La vie des musulmans est rythmée par ces chants, qui interviennent cinq fois par jours (15 000 appels sont donc quotidiennement proférés à Istanbul). En suivant plusieurs muezzins, Sebastian Brameshuber aborde divers aspects de leur pratique : religieuse, artistique et pédagogique, elle est aussi l’objet d’une compétition internationale témoignant de son importance.
Lorsqu’il entonne son chant, le muezzin s’enferme en lui-même, se concentre à l’extrême sur ce que son corps doit dégager. Si ce repli sur soi a tant d’ampleur, c’est qu’il est le vecteur d’un mouvement dirigé vers l’extérieur : l’invitation à prier des fidèles de la ville entière. La fascination exercée par les muezzins n’est pas uniquement due à leur charisme, au charme de leur voix envoûtante. Elle tient sans doute aussi aux liens, spatialement distanciés mais symboliquement forts, que leur corps établit entre les hommes et le divin, l’intimité et la communauté, l’individu imam et la foule pratiquante. Un muezzin vivant au fin fond d’une campagne d’Anatolie raconte ainsi que, lorsqu’il était enfant, il s’accrochait à la voix de l’imam pour voyager, en pensées, vers le monde éloigné de sa maison et pour lui inconnu. L’une des réussites de Muezzin est ainsi de mettre en rapport différentes réalités : celle du religieux s’adonnant seul au rituel dans son minaret, et celle des musulmans cessant toute activité pour se mettre à prier. Et nous ressentons bien que la voix n’est pas la même selon qu’elle est perçue depuis le micro de la tour isolée ou depuis la ville entière, magnifiée par des plans aériens. Le chant n’ébranle d’ailleurs véritablement les imams que lorsqu’ils le propagent depuis le minaret, les cours et entraînements n’étant que pâles préparations de l’événement quotidien.
L’engagement religieux des muezzins se fait aussi sentir lors de moments du quotidien qui n’ont rien d’extraordinaire (prier, laver les marches de la mosquée, marcher dans les rues en racontant leur propre histoire…). Nous les voyons aussi dans leur vie familiale. L’un prend soin d’apprendre à ses enfants à jouer d’un instrument, l’autre interdit au contraire à sa fille de vivre de l’enseignement musical (gagner de l’argent grâce au chant est pêcher), et surveille qu’elle ferme bien son gilet et porte bien le voile. La femme d’un des imams, recluse dans sa cuisine, raconte que certaines familles souffrent de la dévotion du mari tant elle le mobilise. Servir la religion par le chant est bien la raison d’être de ces hommes, l’un d’eux disant qu’il ne peut vivre sans cette pratique, constitutive de son esprit. Mais tous n’approchent pas le chant de la même façon : pour l’un, premier muezzin à avoir fait le conservatoire, l’apprentissage de la musique est fondamental ; pour l’autre, chanter avec son cœur sans avoir pris de cours suffit à faire de lui un artiste. Certains auraient été chanteurs s’ils n’étaient pas devenus religieux, d’autres sont partis de la foi pour arriver au chant.
Pratique intime, le chant est aussi ce qui s’enseigne. Des cours donnés à des enfants permettent de répéter les lois du Coran (nous sommes conditionnés par le Destin, la parole du Prophète est vérité, l’Islam est la meilleure des religions…), des cours individuels et collectifs apprennent aux muezzins à améliorer leur art. Le quotidien des religieux ici montré est scandé par les étapes de la compétition de chant qui les mobilise, du concours entre muezzins de diverses mosquées d’Istanbul à la grande finale internationale. Lors de celle-ci, la tension est à son comble, tant pour les participants que pour les auditeurs, le jury, ceux qui suivent l’événement à la télévision, et le spectateur du film. Les performances des chanteurs en transe, toujours brèves, sont d’une intensité à couper le souffle. Ignorants que nous sommes de cet art, nous ne saurions identifier les critères de sélection du jury (on apprend que l’un échoue parce que sa voix est trop haute, mais cette subtilité est difficile à percevoir pour les non initiés). Le spectaculaire, l’envoûtement, ne doivent cependant pas éloigner les fidèles de l’obligation au silence de mise dans les mosquées (où a lieu le concours). La tentation générale à applaudir, à s’exalter, est immédiatement stoppée par un rappel à l’ordre des principes religieux fondamentaux.
L’importance accordée à la compétition est des plus judicieuses, car elle ancre le film dans un pragmatisme que le sujet religieux pouvait laisser à distance. Nous sommes donc conquis par la tension qui s’instaure entre le concret (les hommes, leur métier, leur pratique) et ce à quoi il renvoie (le divin, la foi, les flux impalpables). Les pauses que le film propose, dans ces plans récurrents où la ville semble envahie par les chants, nous offrent l’opportunité bienheureuse de respirer, de nous laisser imprégner par la force du sujet évoqué. Muezzin est un film sur la résonance, qu’on aime laisser agir en nous longtemps après sa projection.
Palmarès édition 2010
Grand Prix de la Compétition Internationale — Président du Jury : Abderrahmane Sissako
The Work of Machines
Gilles Lepore, Maciej Madracki et Michal Madracki / Pologne/Suisse
Grand Prix de la Compétition Française — Présidente du Jury : Mireille Perrier
Julien
Gaël Lépingle / France
Prix Georges de Beauregard International
Waiting for Aby Zayd
Mohammad Ali Atassi / Liban/Syrie
Mention spéciale
Los Materiales
Los Hijos / Espagne
Prix Georges de Beauregard National
Sotchi 225
Jean-Claude Taki / France
Prix Premier
Las Pistas – Lanhoyij – Nmitaxanaxac
Sebastián Lingiardi / Argentine
Mention spéciale
The Dubai in Me
Christian von Borries / Allemagne
Prix des Médiathèques
Waiting for Abu Zayd
Mohammad Ali Atassi / Liban/Syrie
Mention Spéciale
Les Hommes debout
Jérémy Gravayat / France
Prix du Groupement National des Cinémas de Recherche (GNCR)
Histoire racontée par Jean Dougnac
Noëlle Pujol / France
Prix Marseille Espérance
El Eco de las Canciones
Antonia Rossi / Chili