Dans The Soiled doves of Tijuana, Jean-Charles Hue se focalise sur une petite société de laissés-pour-compte qui dorment, travaillent et errent près d’un coin de rue à Tijuana. Ce territoire aux frontières floues s’organise toutefois autour d’un point central, à savoir une petite place faisant office d’église à ciel ouvert. Le geste du cinéaste s’apparente d’abord à celui d’un photographe multipliant les angles de vues pour saisir les regards et les gestes grâce auxquels les membres de cette fragile communauté tissent un lien commun. Car personne n’apparaît jamais tout à fait seul dans l’œil de Jean-Charles Hue : la proximité entretenue avec les personnes qu’il filme, et plus particulièrement trois femmes (Yolanda, Clementina et Mimosa), lui permet de mieux circonscrire la dure réalité de leur quotidien (insalubrité, prostitution, addictions, etc.) à partir de leurs confessions. Sa caméra ne s’attache pas seulement à leurs épouvantables conditions de vie mais cherche aussi à révéler leur rapport au monde et à la spiritualité, ainsi que la violence intérieure qui les ronge. La démarche anthropologique de Hue, dont les films se concentrent sur des cultures spécifiques (celle de Tijuana ou des « gens du voyage » en Europe) et plus spécifiquement sur leurs croyances, défriche un terrain plastique assez fertile. Par un soigneux jeu de contrastes (l’image est souvent surexposée) et la richesse d’un montage poursuivant une logique formelle plus que narrative, il parvient à orchestrer une tumultueuse quête vers la lumière qui épouse celle de ces figures délaissées.
En atteste une belle séquence située dans le premier tiers du film, que la mise en musique distingue du reste. Sans que la chose ne soit explicitement montrée, Jean-Charles Hue filme le trip de Mimosa, dépendante au crack et à l’héro. Alors qu’elle se regarde dans un petit miroir pour se maquiller, elle ferme soudain les yeux. Le montage opère alors un lent décrochage vers l’abstraction, enchaînant quelques légers mouvements d’appareil, en gros plan, sur les surfaces clinquantes des accessoires de beauté de Mimosa. On pourrait n’y voir qu’une afféterie, mais la scène opère de cette manière une plongée vers l’abîme : une mise au point glissant d’un bracelet étincelant, au premier plan, vers un tatouage inscrit à l’encre noir nous laisse devant un regard ténébreux, celui d’une tête de mort. Un dernier panoramique sur un tissu dentelé, et illuminé par ce qui semble être un cœur rougeoyant, ouvre enfin sur un raccord magnifique : dans un blanc éclatant, l’image sacrée d’un Jésus Christ de pacotille vient comme repêcher, sur le fil, l’esprit de la jeune femme en train de sombrer. Par le soin accordé à filmer ainsi la lumière traversant la matière, Jean-Charles Hue embrasse pleinement les tourments de Mimosa.
C’est cette frontière tenue entre ombre et lumière qui guide le cinéaste. Tijuana est tiraillée entre ces deux pôles : si les rayons du soleil écrasent souvent l’image, la récurrence des plongées et la proximité de la caméra avec le sol de la ville renforcent l’impression de contempler un paysage urbain sans horizon dans lequel les protagonistes du film se retrouvent englués. Clementina, une ancienne danseuse de cabaret devenue démente après la consommation, malgré elle, d’un produit dangereux, est filmée à plusieurs reprises, et sans plus d’explication, en train de retourner les pavés, comme pour chercher un trou où s’engouffrer. C’est elle qui, dans la séquence la plus bouleversante du film, vient trouver dans le revêtement urbain la possibilité d’un refuge : pour s’injecter une dose d’héroïne sans heurter le regard des enfants traînant autour, la danseuse se couvre d’une bâche de la même couleur que l’asphalte de la rue et du mur derrière elle. La caméra de Jean-Charles Hue, en captant l’effet en trompe‑l’œil, enregistre alors l’effacement de cette figure : elle ne fait plus qu’un avec le gris de la ville.