Sans que cela n’en vienne à réduire le nouveau film de Mathieu Amalric à un simple amuse-bouche, La Chambre bleue a tout d’une antichambre où l’acteur-cinéaste s’est occupé en attendant de pouvoir adapter un autre roman au titre coloré. En effet, alors qu’il travaille depuis quelques années sur une nouvelle version du Rouge et le Noir, le réalisateur a mis de côté ce vaste chantier au long cours pour porter à l’écran, en deux temps trois mouvements, un court récit de Simenon qui, drôle de coïncidence, partage un point commun avec le chef-d’œuvre de Stendhal : celui de narrer un faits divers. Petit film de poche, ramassé en 1h15 montre en main et tourné avec le cadre compact du format 1.33, La Chambre bleue a donc tout d’un vestibule resserré par lequel Amalric a décidé de passer avant d’entrer dans l’un des monuments de la littérature française. D’ailleurs, comme pour prouver que Le Rouge et le Noir occupe déjà bien son esprit, Mathieu Amalric incarne, dans son court polar, un certain Julien – là où le personnage original s’appelait Tony.
Aussi ample qu’intimidante, l’ombre de l’œuvre à venir aurait donc pu menacer de recouvrir le successeur de Tournée, conçu comme une parenthèse un peu plus modeste et récréative, à mi-chemin entre l’exercice de style inspiré par les séries B sorties de chez RKO et le téléfilm policier en charentaises marchant sur les pas de Claude Chabrol (à qui, du reste, Gérard Depardieu avait proposé d’adapter le roman de Simenon). Le résultat se révèle, heureusement, fort inspiré et finement ficelé – même si quelques sourcils peuvent légitiment se lever face à quelques sursauts curieusement volontaristes (comme par exemple le coup, beaucoup trop évident, de la goutte de confiture renvoyant à celle de sang plus tôt dans le film).
Entre-deux
Film-sas dans la filmographie d’Amalric, La Chambre bleue s’ouvre assez logiquement sur les images de la pièce azuréenne qui accueille l’amour adultérin de Julien et Esther – cet espace clandestin abrité dans un hôtel, planqué entre les deux foyers où les amants retourneront une fois étanchée la soif de leur passion brûlante. Mais, très rapidement, voilà que le récit bascule brutalement en avant, enjambe une ellipse dont on ignore la temporalité, pour nous faire découvrir un Julien barbu, interrogé par un juge et un psychologue avant un procès dont le motif demeurera longtemps mystérieux. Plus qu’une simple histoire de relation extraconjugale à l’issue tragique, La Chambre bleue se déploie progressivement comme l’histoire d’un homme errant constamment dans un entre-deux : entre sa femme et sa maîtresse, entre son innocence et sa culpabilité et, surtout, entre le temps vécu et le temps des réminiscences.
Traquant une vérité éparpillée, la narration en volets alterne méthodiquement, comme au rythme discipliné d’un métronome, les séances chez le juge et les souvenirs détaillés par Julien. Outre le fait qu’elle alimente un suspense qui implique le spectateur invité à être un détective traquant les indices, cette forme brisée, composée de plans souvent fixes et courts affûtés par un montage rigoureux, permet à Amalric de trouver un bel équilibre entre le côté protocolaire de la procédure judiciaire et l’aspect ludique du whodunnit. Surtout, cet écart habilement entretenu renvoie à ce qui fait l’une des vraies réussites du film qui parvient à être à la fois profondément sensuel (le sang, la sueur et le sperme ; la relation passionnelle des amants) et délibérément désincarné (les corps ventriloqués par la post-synchronisation dans certaines scènes racontées par Julien et le jeu figé des acteurs). Ainsi, duelle par essence, cette (anti)chambre bleue fait plus que de servir de zone tampon entre deux œuvres de son auteur, elle prépare idéalement le terrain pour Le Rouge et le Noir en même temps qu’elle s’élève comme l’un des meilleurs films d’Amalric à ce jour.