Du 14 au 19 octobre 2010 a eu lieu la 9ième édition du Festival International du Film de La Roche-sur-Yon. La programmation, enthousiasmante et cohérente, était d’autant plus riche que plusieurs cinéastes étaient là pour l’accompagner. De Mathieu Amalric à Jacques Rozier, d’Abel Ferrara à Monte Hellman et Alain Guiraudie, en passant par les cinéastes de la compétition, la disponibilité, le réel désir de parler de cinéma, d’échanger avec le public, ont éclairé ces quelques jours de découvertes intenses.
Après une année d’interruption, le festival de La Roche-sur-Yon, anciennement appelé « En route vers le monde » revient cette année avec une riche programmation. Emmanuel Burdeau y a programmé huit films en compétition internationale, dont la plupart des réalisateurs étaient présents pour échanger avec le public. Le Jury, présidé par Monte Hellman, dont les films ont également été projetés (y compris son dernier, Road to Nowhere, en avant-première), était composé de Laurence Ferreira Barbosa, André S. Labarthe, Nathalie Richard, Noëlle Pujol et Pietro Marcello. Invité d’honneur, Mathieu Amalric, dont nous avons pu (re)voir les quatre longs métrages, de Mange ta soupe (1997) au récent Tournée (prix de la mise en scène cette année à Cannes), et certains des courts, auquel le Festival a proposé une carte blanche et qui a évoqué son travail lors d’une discussion animée par François Begaudeau. Abel Ferrara était également là, pour présenter ses quatre derniers films encore inédits. Au programme encore, une rétrospective de Kathryn Bigelow (pour la première fois en France), récemment récompensée d’un oscar pour Démineurs. C’est autour du thème « Ville-campagne » que François Bégaudeau a construit sa programmation, d’Eisenstein à Pierre Creton ou Alain Guiraudie en passant par Rohmer, Kiarostami et Jia Zhangke. Le FID Marseille a sélectionné quelques documentaires de sa précédente édition (dont Le Travail des machines, Grand Prix du FID, et Histoire racontée par Jean Dougnac, prix GNCR). Trois écrivains en résidence ont choisi, dans le cadre d’une carte blanche que leur a proposé Mediapart, de présenter De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites de Paul Newman, des extraits d’Histoire(s) du cinéma et de la série The Wire. Le jeune public a pu découvrir des films d’animation de Folimage ou des studios d’art de Shanghai. Un programme riche et éclectique donc, d’autant plus passionnant que les films étaient pour la plupart accompagnés, par les réalisateurs, par des programmateurs ou des critiques.
Mathieu Amalric – rétrospective et rencontre
Acteur majeur du cinéma contemporain, Mathieu Amalric navigue en toute aise du cinéma le plus pointu (Odoul, Moullet, Biette, Bonello, Klotz…) au plus populaire (Spielberg, James Bond, Besson), en passant par des auteurs français que l’on pourrait situer entre les deux (Desplechin, les Larrieu…). Ça n’est pourtant pas le métier d’acteur que Mathieu Amalric désirait exercer au départ, mais celui de réalisateur. Commençant à fréquenter les plateaux à 17 ans, attiré par l’aspect artisanal du cinéma, à l’instar d’un Polanski, d’un Iosseliani, il a appris à toucher un peu à tout, au son, au décors, à la régie… Plus tard, c’est en regardant des comédiens au café, et en éprouvant l’irrésistible désir d’explorer leur va et vient entre la vie et la scène, qu’il est lui-même monté sur les planches. L’exploration de l’endroit et de l’envers du décors, la question de l’articulation entre la vie et la création (comment faire du cinéma tout en continuant à vivre ? comment utiliser sa vie pour faire du cinéma ?) sont récurrents dans les films qu’il a réalisés et qu’il nous a été donné de voir à La Roche-sur-Yon : Mange ta soupe, Le Stade de Wimbledon, La Chose publique et Tournée, ainsi que certains de ses courts-métrages. Lors de sa rencontre avec François Bégaudeau au Festival, c’est davantage de son expérience de réalisateur qu’il a été question.
Désirant éviter toute position de domination, de maîtrise, Mathieu Amalric aime se souvenir qu’en anglais, « to realize » signifie « se rendre compte ». Lors du tournage, il dit tenter de se mettre dans un état d’hypnose, faire en sorte que les choses, auxquelles il a beaucoup réfléchi en amont, lui échappent. Pour lâcher prise sur son film, il en dissémine les sujets. Parce qu’une pensée de vient jamais seule, que le réel ne se résume pas à une idée, le cinéaste injecte dans son récit une foule d’éléments qui en élargissent l’horizon, désordonne son projet pour que le chaos l’enrichisse. Il évite ainsi de dominer un sujet qu’il imposerait au spectateur mais propose à ce dernier un ensemble composite qu’il reste libre d’investir. Mathieu Amalric dit être dépourvu d’obsessions, donner vie à une œuvre privée de fil conducteur, et en viendrait à douter qu’il est bien un auteur, ce dernier étant censé se définir par des problématiques qu’il explore de films en films. Ses films font pourtant apparaître une indéniable cohérence.
Mange ta soupe
Mange ta soupe, d’abord conçu pour être un court-métrage et tourné en 1997, est le premier long de Mathieu Amalric. Comme un passage obligé pour tout jeune cinéaste français, l’auteur, dans un récit autobiographique, y met en scène la famille, sinon pour régler ses comptes, du moins pour faire un point, dire où il en est par rapport à elle. Mange ta soupe est loin de provoquer l’exaspération que l’on ressent parfois devant des films qui semblent concerner uniquement leur auteur, qui ne proposent rien d’autre qu’une expression brûlante à la première personne et se soucient peu de la forme adoptée. Citant une phrase de Crimes et Délits de Woody Allen, « Comedy is tragedy plus time », le cinéaste dit avoir voulu, dans ce premier long, transformer une tragédie familiale en comédie de cinéma. Pour point de départ, une image sombre, celle du lit de sa mère ayant disposé un tas de livres à la place du mari qui est parti. Comment raconter cette histoire avec légèreté ? Mathieu Amalric tourne chez sa mère, traductrice lettrée dont l’appartement, fascinant, est totalement envahi par les livres. Le protagoniste, interprété par Jean-Yves Dubois, dont le jeu rappelle fortement celui de Mathieu Amalric, revient pour quelques jours habiter chez sa mère (Adriana Asti). Et il s’arrange comme il peut, avec l’excentricité de cette dernière, avec l’accumulation de ces ouvrages dont il tente de se débarrasser, avec son père (László Szabó), avec la visite de sa sœur (Jeanne Balibar) qui élève seule son bébé. Le tragique est bien là : parce que la mère vieillit toute seule, qu’elle est parfois exaspérante et détestable, parce que la douleur provoquée par le suicide du troisième enfant demeure pour tous indélébile. Pour autant, seuls les livres sont asphyxiants, et c’est la légèreté qui prédomine. La musique de Bach, interprétée conformément à la version enlevée de Glenn Gould, s’harmonise parfaitement avec la vivacité du montage (Amalric n’avait pas alors la confiance et le temps qu’il a eu dans Le Stade de Wimbledon ou Tournée), avec l’enchaînement des dialogues souvent drôles. Par le jeu de Jean Yves Dubois, on retrouve l’état d’entre-deux qui caractérise bon nombre de protagonistes masculins interprétés ou créés par Amalric, entre présence et absence, attention et distraction, action et observation. Le casting est ici excellent, les différences entre les quatre acteurs densifiant leur interaction (Adriana Asti vient du théâtre, László Szabó de la Nouvelle Vague, tous ont un accent, une façon de parler, particuliers). Si le ton monte parfois entre la mère et ses enfants, si un sentiment de haine semble envahir ces derniers, une grande tendresse émane aussi de leur regard sur elle. Rappelant Gena Rowlands dans certains films de Cassavetes, le personnage interprété par Adriana Asti a la force de ces êtres que l’impossibilité à vivre dans la norme rend à la fois invivables, exaspérants, et incroyablement attachants, émouvants (voir ici la très belle scène finale, où personne n’interrompt la mère chantant en arrosant, en même temps que ses plantes, la table d’un repas finissant). Mange ta soupe n’est pas uniquement riche de son intrication de tonalités contraires et de la jouissance rythmique qu’il procure. Ce film semble aussi être un état des lieux du rapport que Mathieu Amalric entretient à ce moment là au cinéma. Par le biais de son protagoniste, qui tente de se débarrasser des livres, le cinéaste pourrait bien exprimer son désir de distance vis à vis de l’écrit, du texte, du figé. Aujourd’hui, il dit regretter que ce premier film soit trop bien fait, trop écrit, trop découpé, trop théâtral. Nous nuançons un tel point de vue, tant le film nous paraît emprunt de fraîcheur. Mais, comme le propose judicieusement Cyril Neyrat dans un texte écrit pour le catalogue du Festival, en considérant son film suivant, Le Stade de Wimbledon, Mange ta soupe apparaît bien comme un premier pas fait vers le cinéma, via la mise à mal de la littérature (qui culmine dans une scène jouissive où une bibliothèque bondée s’effondre).
Le Stade de Wimbledon
Cinq ans plus tard en effet, Mathieu Amalric ressent le complexe du français qui ne sait pas raconter d’histoires. Il prend alors un livre au hasard dans sa bibliothèque et décide de l’adapter. Dans ce livre, Le Stade de Wimbledon, de Daniele Giudice, il ne se passe rien. Porté entre autres par Dans la ville blanche d’Alain Tanner, Amalric part avec une équipe très réduite à Trieste, dans laquelle il filme Jeanne Balibar déambuler. Comme par jeu, il fait endosser un imper à la comédienne et il la fait courir, pour faire croire en une possible dimension policière du film. Mais la trame (la protagoniste part sur les traces d’un intellectuel décédé qu’elle tente de comprendre) n’est bien qu’un prétexte, ce qui importe ici au cinéaste étant, à l’instar d’un Philippe Garrel, de filmer un être aimé, dans ses déplacements, dans la lumière qui baigne sa silhouette. Amalric ne fera pas autre chose dans le récent Tournée, où le récit se dissout dans la contemplation des danseuses de cabaret.
Mange ta soupe a été acclamé par Godard, cinéaste que Mathieu Amalric dit avoir parfaitement assimilé et dont on sent parfois la présence. Dissonances dans le plan, lorsque par exemple dans Mange ta soupe, le frère et la sœur, en premier plan, ont une conversation douloureuse sur le suicide de leur frère tandis que derrière eux des invités s’amusent en dansant. Opacité du langage, conversations qui relèvent davantage d’une succession de soliloques que de dialogues, échanges ratés, impossibilité pour les personnages d’assimiler la façon de raisonner de l’autre, paroles dites au mauvais moment, trop tôt, trop tard… Le désir de Mathieu Amalric de filmer Jeanne Balibar peut rappeler celui de Godard de filmer Anna Karina, la culture livresque parcourant l’œuvre des deux cinéastes étant en outre un autre élément de rapprochement. La Chose publique, troisième long métrage, peut aussi rappeler Godard à divers titres.
La Chose publique
Ce film est une commande de Pierre Chevalier à Arte. Il s’agissait, pour les cinéastes sollicités (Laurence Ferreira Barbosa, Catherine Breillat, Ursula Meier…), de tourner en vidéo, autour du thème « masculin-féminin ». Mathieu Amalric choisit une mise en abîme, en racontant l’histoire d’un réalisateur (Jean Quentin Châtelin) devant répondre à la même commande que celle d’Arte. Pour éviter de parler de son intimité, notamment de la crise de couple qu’il traverse (sa femme – Anne Alvaro – lui annonce qu’elle a rencontré quelqu’un), le réalisateur fait un film politique en profitant de la récente loi sur la parité, qui lui permet de rester dans le thème imposé « masculin féminin ». Il fait tourner Michèle Laroque, qui interprète une coiffeuse recrutée par un politique (Bernard Ménez) pour l’assister dans sa campagne électorale (politiser les femmes fait gagner de l’argent au parti). Mathieu Amalric ne fait pas de casting, d’auditions, d’essais, considérant qu’il s’y joue un rapport de forces qu’il cherche à éviter. Ce qui a présidé ici son choix des comédiens est son désir de faire jouer des gens aux registres différents : le théâtre classique pour Anne Alvaro, le cinéma populaire pour Michèle Laroque et Bernard Ménez. Mélange qu’il dit admirer chez Jacques Rozier, dont il a choisi de nous montrer, dans le cadre de sa carte blanche, Fifi Martingale (dans lequel joue entre autres Jean Lefebvre). Il y a donc un jeu à observer l’interaction d’êtres porteurs de connotations diverses. Quelques beaux portraits documentaires sont également dressés, le réalisateur demandant à des femmes choisies au hasard de dire ce que représente pour elles le masculin et le féminin, notions qu’Amalric s’amuse aussi à décliner (inscription sur la vitrine d’un salon de coiffure, isoloirs roses et bleus…). Il y a jeu encore lorsqu’il colle sur des cartons des étiquettes reflétant les pensées du protagoniste tandis qu’il est au téléphone avec sa femme (en quoi l’on pense là aussi à Godard), le comique du procédé contrastant avec le tragique de la conversation. Il y a jeu, enfin, parce qu’il varie les supports de l’image (Bétacam, 8 mm, 16 mm et 35mm, vidéo), en explore les possibles. Ses expérimentations rejoignent celles de son protagoniste, ou plutôt celles de son monteur par le regard duquel nous est montré le film dans le film. La question qui se pose à eux est celle de l’articulation entre la fiction politique et le documentaire sur la faillite d’un couple. En effet, comme à son insu, le réalisateur voit s’inviter des moments de sa vie personnelle dans la fiction qu’il tourne, comme si la réalité devait inévitablement s’infiltrer dans le cinéma. Dans une scène qui n’est pas sans rappeler À nos amours, Amalric, via son protagoniste, surprend ses comédiens en train de jouer le tournage d’une scène du film dans le film, en faisant entrer Anne Alvaro (qui appartient à la réalité) à la place de Michèle Laroque (qui interprète un rôle) sans les avoir prévenus. Façon de jouer encore de l’interaction de deux registres opposés. La fiction de commande, au ton plutôt comique, rythmée, précisément mise en scène, coexiste ainsi avec la tragédie intime, complexe, qui résiste à l’explication, vécue par le réalisateur. L’histoire de ce couple, en pleine séparation mais encore plein d’amour, est belle et triste. Amalric a filmé la dernière scène du film, où les deux personnages se retrouvent après un moment de séparation, en 35mm. Format dont la densité est parfaitement adaptée à l’ampleur des sentiments qui se déploient, à la beauté de la scène et à la force des émotions qu’elle véhicule. Arte n’a apparemment pas aimé La Chose publique et l’a mal programmé. Si le film a ensuite été sélectionné à Cannes, Mathieu Amalric regrette qu’il n’ait pas pu être vu comme il le concevait, c’est à dire en famille ou en couple, à la maison.
Lors de la rencontre au Festival a également été projeté un extrait de L’Illusion comique, récent film de commande de La Comédie française pour lequel les contraintes étaient fortes : tourner en 12 jours, hors les murs, avec un budget limité, une pièce du répertoire classique avec des comédiens de l’Académie. Amalric a fait regarder Tournée à ces derniers pour les aider à être moins figés que sur les planches. L’impression donnée par l’extrait est en effet celle d’une libération du texte de Corneille, d’une revitalisation par le cinéma de la littérature.
Si, en tant que cinéaste, Mathieu Amalric, citant Faire un film de Fellini, n’ignore rien des doutes du créateur, de l’angoisse provoquée par le tournage, c’est l’idée de jouissance et de jeu qui domine lorsqu’il parle de son expérience de comédien. Il dit avoir accepté de tourner dans Quand j’étais chanteur de Xavier Giannoli pour le plaisir de donner la réplique à Gérard Depardieu, dans Munich de Spielberg par curiosité pour un tournage à gros budget.
Mathieu Amalric – carte blanche
C’est en pleine promotion de Tournée que Mathieu Amalric a choisi les films de sa carte blanche. Sa sélection n’est pas constituée de ses films de chevet, mais de ceux qui l’ont travaillé lors de la création de Tournée. Presque tous mettent en scène un homme lié au monde du spectacle. Au programme : French Cancan (Jean Renoir), Go Go Tales (Ferrara), Meurtre d’un bookmaker chinois (Cassavetes), Lenny (Bob Fosse), Le Plaisir (Max Ophuls), Man on the Moon (Milos Forman), Le Succès à tout prix (Jerzy Skolimowski), Molière (Ariane Mnouchkine), Honkytonk Man (Clint Eastwood), Sur la plage de Belfast (Henri-François Himbert), The King of Marvin Gardens (Bob Rafelson).
Jacques Rozier, enfin, est venu présenter deux de ses films. Son premier, Rentrée des classes (1956, 24 minutes) est un film solaire dans lequel nous suivons un petit garçon faisant l’école buissonnière, et ressentons avec lui la jouissance que lui procure une baignade dans la lumière, une danse avec un orvet, une roulade dans l’herbe… parcours sensoriel auquel la musique de Darius Milhaud, montée judicieusement, confère un rythme enthousiasmant. Son dernier, Fifi Martingale, tourné en 2001 et remonté en 2010 grâce aux distributeurs d’Extérieur Nuit, a été très peu vu, suite à un mauvais accueil à la Mostra de Venise. Dans ce film, un auteur et metteur en scène de théâtre de boulevard renonce au Molière qu’il vient de recevoir et entreprend de réécrire sa pièce à succès, l’Œuf de Pâques. Cette entreprise l’expose, lui et sa troupe, à quelques déconvenues. Fifi Martingale (dans lequel on retrouve des principautés orientales imaginaires inspirées par celles de Lubitsch, admiré par Rozier) est un jeu, avec les mots, les langues, un délire pouvant faire penser à celui des Marx Brother et qui en arrive souvent au non sens. On peut ne pas entrer dans cet univers, rester à distance du comique verbal, de situation et d’interprétation. Mais pour qui se sent bien dans ces règles du jeu, Fifi Martingale peut être vraiment jouissif. On sent que Rozier s’amuse, à faire tourner Jean Fefebvre, à inventer des dialogues, à mettre ses comédiens dans des situations cocasses pour voir ce qu’ils sont en mesure de lui donner. Assistant sur French Cancan de Jean Renoir, Rozier dit avoir retenu de ce dernier l’envie de s’amuser, avec les comédiens, de les filmer parce qu’il les aime, d’observer avec curiosité et en toute confiance leur façon de réagir, mots que l’on trouve également dans la bouche de Mathieu Amalric. Lorsque les spectateurs l’interrogent sur le sens de son film, Rozier répond qu’il n’avait pas d’intention particulière, qu’il a créé instinctivement et que c’est aux critiques de dégager d’éventuelles lignes directrices. Citant Renoir encore, il considère que le monde est un chaos qui, dénué de sens, nous invite à profiter du seul instant présent. C’est bien une telle invitation que l’on ressent devant Fifi Martingale, désordre de deux heures dix qui, au fil de sa progression, nous décourage de toute tentative d’intellectualisation au profit de notre attention à l’instant présent.
Ferrara par quatre fois
Mary est le dernier film d’Abel Ferrara à être sorti en salles. C’était en 2005. Depuis, le cinéaste en a tourné quatre, qui n’ont pas été distribués et que le Festival nous a permis de découvrir. Abel Ferrara était présent pour accompagner l’événement, ainsi que Shanyn Leigh, jeune actrice qu’il a souvent fait jouer et qui est aussi sa compagne.
Go Go Tales
Go Go Tales (2007) fait partie des films choisis par Mathieu Amalric dans le cadre de sa carte blanche, et qu’il n’avait pas encore vus. Rien d’étonnant, lorsque l’on sait l’importance de Meurtre d’un bookmaker chinois de Cassavetes pour le cinéaste français, et le lien de ce film avec celui de Ferrara. Go Go Tales (présenté à Cannes en 2007) se concentre sur un lieu, un chic cabaret dans le downtown de Manhattan, « Le Paradis de Ray Ruby ». Ray Ruby, c’est le patron, interprété par Willem Dafoe, et qui aurait pu, aux dires de Ferrara, tout aussi bien être joué par Ben Gazzara (protagoniste de Meurtre d’un bookmaker chinois). Ray Ruby est un gérant, mais il est surtout un rêveur, un passionné qui consacre sa vie à son club. Or, sa faillite est imminente : il ne paie plus le loyer, que lui réclame une propriétaire acariâtre et très drôle (dans le rôle de laquelle on aurait pu imaginer Gena Rowlands aujourd’hui), il ne paie presque plus ses danseuses, qui le menacent de faire grève. Refusant de s’avouer vaincu, Ray continue à jouer au loto de façon compulsive. Un jour, il gagne, mais il perd son billet. Ferrara excelle ici (de même que dans les trois autres films inédits) dans la peinture qu’il fait d’un lieu donné, de son ambiance, de son rythme. Nous ne quittons pas le cabaret (décors construit à Cinecittà), et le film se passe évidemment de nuit. Ferrara dit avoir voulu tourner, comme dans La Corde de Hitchcock, en un seul plan séquence de deux heures. Il ne l’a pas fait, mais la souplesse avec laquelle la caméra nous restitue les divers flux qui parcourent le club permet notre immersion totale. L’argent, l’alcool, les corps, circulent ici, dans la jouissance de l’instant. On ressent autant l’énergie des clients, exaltés par les danseuses (envers lesquelles ils se doivent de rester corrects) que celle de ces dernières. La plupart sont interprétées par des non actrices (exceptées notamment Asia Argento et Lou Doillon) et des non danseuses (certaines sont pianistes, d’autres magiciennes…). Toutes ont une spécificité qui les dote d’un charisme particulier (couleur de cheveux, nationalité, numéro exécuté, parure…), et l’aura qu’elles dégagent, mise en évidence par la caméra qui les frôle, les rend envoûtantes. Le corps est au centre du film, la lumière est utilisée pour qu’il joue avec elle, la musique pour qu’il danse avec elle. Cette dernière ne cesse quasiment jamais, parce qu’il en est ainsi dans les cabarets. À certains moments pourtant, Ferrara la coupe, ce qui se joue alors gagnant en intensité à se passer dans le silence. C’est bien à un paradis que le club ressemble : les clients, le patron, s’y enfermeraient pour fuir la laideur du monde. Les filles, elles, exercent leur métier pour gagner de quoi vivre, mais leurs aspirations sont autres (l’une veut devenir cinéaste, l’autre danseuse classique…). Il y a de la noblesse dans l’usage qu’elles font de leur corps, et leur rapport aux hommes n’est jamais glauque. Ferrara voulait tourner une comédie, mais en développant son histoire il s’est rendu compte qu’elle n’était pas si drôle que cela. Si l’on rit tout de même assez souvent, le personnage de Dafoe relève également du tragique : complètement dépassé par tout événement, il a la grandeur des êtres qui ne renoncent pas à leurs idées fixes. Il a leur ridicule aussi, lorsque son attitude est déplacée par rapport à la réalité. Charismatique, il est un personnage émouvant.
Chelsea on the Rocks
Go Go Tales est une fiction mais son approche est en partie documentaire, en tant que le cinéaste tente de capter l’énergie des êtres et les flux qui circulent entre eux sans chercher à les contrôler. Dans son opus suivant, Chelsea on the Rocks (2008, également présenté à Cannes), il joue également de la frontière entre documentaire et fiction. Hommage au célèbre hôtel new-yorkais dans lequel ont vécu de nombreux artistes (Dennis Hopper, Andy Warhol, Adam Goldberg, Jack Kerouac, Allen Ginsberg…), le film est composé à la fois de témoignages de gens ayant traversé la période et de scènes inspirées par ces derniers et rejouées par des comédiens. Tantôt grâce aux images mentales qu’il imagine à partir de ce qu’on lui raconte, tantôt grâce aux scènes rejouées, le spectateur est immergé dans ce lieu mythique. Alcool et drogue consommés à l’excès, sexualité décomplexée, débauche, folie, superstition… étaient le quotidien de ces artistes dont les critiques n’avaient pas encore reconnu le talent, qui vivaient dans la précarité mais jouissaient d’une vraie solidarité entre eux. L’hôtel que filme Ferrara est peuplé de ces fantômes et rend présente la période qu’ils rappellent. Leur aura est d’autant plus prégnante que l’on sait tout cela révolu, les nouveaux propriétaires de l’hôtel Chelsea en ayant restreint l’accessibilité aux plus aisés.
Napoli Napoli Napoli
Même alternance de moments documentaires et de moments fictifs dans Napoli Napoli Napoli (2009). Ici, ce sont les conséquences désastreuses de l’emprise de la mafia que Ferrara évoque. Pour ce faire, il se rend dans une prison et y interroge des femmes. La plupart sont condamnées pour vol ou trafic de drogue (que presque aucune ne consomme), et c’est en tant que victimes qu’elles apparaissent. Lorsqu’on naît dans certains quartiers de Naples (à Sciampa notamment, que le cinéaste filme également), on naît déjà en prison tant il n’y a d’autre issue pour survivre que de commettre certains larcins et tant les autorités mafieuses ont intérêt à ce que l’on y soit. L’ampleur des peines carcérales par rapport à la gravité des fautes commises fait apparaître avec évidence l’iniquité des procès. La succession des portraits de femmes, leurs visages sur lesquels se lit une grande douleur et leurs récits, qui se ressemblent tous, nous plonge bien dans l’horreur. On apprécie à cet égard que Ferrara les ait filmées dans le jardin de la prison, devant un arbuste : nous avons suffisamment en tête les intérieurs glauques des bâtiments carcéraux, point n’est besoin de les montrer de nouveau pour que nous ressentions à quel point il est difficile d’y vivre. Les interviews d’autres personnes, en liberté, complètent ces témoignages féminins : ça n’est pas par choix qu’ils vivent à Naples, qu’ils quitteront dès qu’ils pourront, ils ne s’y sentent pas en sécurité, ils ne savent pas quoi faire du fort taux de chômage, qui touche 70 % des jeunes, ils savent qu’ils cautionnent la mafia par le seul fait de payer un café dans un bar, que l’argent sale atterrit dans les caisses d’entreprises légales… Troisième approche de son sujet, comme dans Chelsea on the Rocks, Ferrara fait jouer par des comédiens des scènes inspirées des témoignages. Shanyn Leigh interprète une prostituée déambulant dans les rues avant de retrouver un homme qui la dégoûte, d’autres sont missionnés pour aller tuer l’un des leurs qui s’est révélé être un traître. Napoli Napoli Napoli réussit à nous faire sentir l’ampleur d’un désespoir, le sentiment d’impasse, d’inéluctabilité, qui envahit les napolitains. On regrette en revanche de ne pas en apprendre davantage sur le sujet, ce qui est dit ici de la Camorra n’allant pas beaucoup plus loin que ce que n’importe qui sait déjà. Des questions plus complexes, des informations moins connues, méritaient sûrement d’être évoquées.
Mulberry Str
Le dernier film présenté, Mulberry Str (2010), est le portrait d’une rue de New York dans laquelle a vécu Ferrara et qu’il filme lors d’un moment particulier, la préparation puis la fête de San Gennaro. Là encore, nous retrouvons l’incroyable capacité du cinéaste (qui apparaît ici à l’écran) à nous immerger dans un lieu, à en faire ressentir les flux, les énergies, les ambiances. Protagoniste, la rue Mulberry permet aussi de dresser une galerie de portraits cocasses et intrigants.
La cohérence de cette programmation des quatre derniers films de Ferrara n’est pas uniquement due au fait qu’ils sont tous inédits. Les correspondances entre eux font apparaître certaines lignes de recherches du cinéaste aujourd’hui (son utilisation du numérique, son approche du documentaire), dont l’intérêt rend vraiment regrettable l’absence de visibilité des films.
Compétition internationale – Poursuite, Marina Deak (France)
Premier film français de Marina Deak, Poursuite suscite quelques appréhensions. D’inspiration autobiographique, le film, dont la cinéaste interprète la protagoniste, raconte l’histoire d’Audrey. Divorcée, cette dernière a un petit garçon dont elle a confié la garde à sa mère. C’est la vie d’Audrey qui nous est décrite : les rapports qu’elle a avec son fils, sa mère, son amant, son ex mari, et la place qui est la sienne dans la société. Nous sommes à Paris, souvent dans des appartements, où les êtres tentent d’être ensemble du mieux qu’ils peuvent. La fiction laisse une grande place au réel, que capte la caméra en mouvement. A priori, nous pouvons craindre de retrouver dans Poursuite certains défauts récurrents dans les premiers films français (sujet trop proche du réalisateur pour pouvoir intéresser les autres, problématiques existentielles faisant fi du monde qui évolue autour des personnages, improvisation pas forcément employée à bon escient, influence trop revendiquée de la Nouvelle Vague…). Mais Marina Deak s’en sort bien. Son jeu d’abord, est en totale justesse avec son personnage. La spécificité de ce dernier dicte aussi judicieusement leurs principes à la mise en scène et au montage. Audrey n’arrive pas à entrer dans un cadre, ou plutôt n’en a aucune envie. Si elle confie son fils à sa mère, c’est qu’elle ne veut pas d’un quotidien avec lui et des contraintes qu’il entraînerait. Elle veut être libre, même si elle ne sait visiblement pas trop quoi faire de sa liberté. Elle n’a pas l’intention de construire une relation solide avec son amant (elle n’aime pas qu’il soit là quand elle se trouve avec son fils). Intérimaire, on sent bien le rejet qu’elle éprouve quand on lui décrit le travail de bureau qu’elle va devoir accomplir. Lorsqu’elle découvre la vie de famille rangée du frère de son amant, lorsqu’elle croise une ancienne amie devenue mère et épouse comblée, c’est du dégoût qu’elle ressent. Préférant ne pas avoir de place, sociale, familiale, Audrey ne s’intègre pas harmonieusement dans le cadre. Elle est souvent au bord, et semble jouer un trouble jeu avec la caméra qui la suit. La vie d’Audrey n’a pas de point central, pas de but défini, elle est une succession de moments que seule la présence de la protagoniste relie. La déconnexion des séquences nous permet d’être pleinement attentifs à ce qui se joue dans l’instant : danse dans laquelle Audrey essaie d’inviter son fils, dont la durée met mal à l’aise, échec pathétique de communication entre la mère de la jeune femme et son ex beau fils, tension suffocante lors d’une crise de l’enfant contre sa mère… Le sujet de Poursuite aurait pu donner lieu à bien des stéréotypes, et le désespoir qui l’imprègne à des lourdeurs. Le flottement, la suspension, l’état d’entre deux, l’humour parfois, avec lesquels sont traités histoire et personnages, sont au contraire suffisamment intéressants pour que l’on adhère sans mal à un tel rythme.
Rétrospective Kathryn Bigelow – The Loveless (1982)
C’est l’inaction qui règne dans le premier film de Kathryn Bigelow, The Loveless (1982). Désirant se rendre à une course de voitures, un motard (Willem Dafoe) tout juste sorti de prison s’arrête dans une petite ville de Floride, où ses compères finissent par le rejoindre. Que font-ils donc ? Quasiment rien. Ils restent assis dans un café pendant des heures, ils écoutent les tubes diffusés par la radio, ils regardent autour d’eux, ils attendent. Les dialogues sont rares, les plans sont longs, nous avons donc tout loisir de ressentir, avec les personnages, la densité du temps qui passe. Au centre de ce désœuvrement général, une sensualité très prégnante. Dafoe en particulier, est autant sujet qu’objet de désir, pour la serveuse du café, pour une brunette s’arrêtant prendre de l’essence. Kathryn Bigelow imprègne son film de symboles sexuels assez lourds et surtout trop récurrents. Ils ne semblent pas nécessaires, le jeu des acteurs, leurs corps, l’indolence de la mise en scène… suffisant à nous faire ressentir l’ampleur de la charge érotique. On peut penser à Une vraie jeune fille, premier film de Catherine Breillat (1976), dans lequel la jeune protagoniste ne cesse d’errer dans la maison de ses parents à la campagne, écoute de la musique à la radio, semble dénuée de tout projet, de tout centre d’intérêt, si ce n’est le jeune ouvrier de son père sur lequel elle fantasme et avec lequel elle établit un trouble jeu de séduction. Ce dernier nous semble amené avec plus de finesse chez Breillat que chez la cinéaste américaine. The Loveless parvient par contre à nous faire fortement ressentir un désespoir généralisé. Parce que l’inertie l’emporte, et parce que les personnages sont, comme le titre l’indique, « sans amour ». La serveuse, veuve, subit son lieu de vie qu’elle trouve détestable, la brunette venue prendre de l’essence et avec laquelle Dafoe a une brève aventure est violée par son père possessif et a perdu sa mère qui s’est suicidée. Le vide dont est imprégnée cette histoire est ainsi chargé de la violence de la misère affective. Cette violence se manifeste également de façon plus palpable, lorsque le groupe de motards est montré du doigt. Leur aspiration à la liberté, leur absence de conformisme, font d’eux des dangers pour les citoyens américains conservateurs. À la fin du film, certains de ces derniers passent à l’attaque. Et si tragédie il y a, elle semble être un mal nécessaire pour que quelque chose finalement advienne. Le sujet comme le traitement de The Loveless ne nous semble aujourd’hui pas très original. Mais à le replacer à l’époque de sa création, au début des années 1980, qui plus est par une femme, ce qu’il propose paraît plutôt audacieux. Ce qu’il réussit surtout, c’est à camper un rythme particulier, à nous immerger dans un tempo aussi engourdissant que désespérant.
Programme « ville-campagne »
François Bégaudeau a choisi une programmation thématique, « ville-campagne », dans le cadre de laquelle ont été proposés La Ligne générale (Eisenstein), L’Homme de la plaine (Anthony Mann), Le Déjeuner sur l’herbe (Jean Renoir), L’Arbre, le maire et la médiathèque (Éric Rohmer)… À la campagne (Manuel Poirier), Le vent nous emportera (Abbas Kiarostami), Platform (Jia Zhang-ke), Bord de (Camille Lotteau). Alain Guiraudie est venu présenter Le Roi de l’évasion (2009) et son premier long métrage, Pas de repos pour les braves (2003). Dans ce dernier, le cinéaste a mis tout ce dont il avait envie, en toute liberté. Il s’amuse notamment à mélanger les genres, passant de la chronique sociale dépeignant de façon naturaliste un sud ouest indolent au film de genre ou à l’onirisme, qu’il dit avoir explorés par crainte d’être trop régionaliste. Tout est permis dans Pas de repos… Guiraudie s’amuse à recréer les nuits irréalistes qu’il aime dans La Nuit du chasseur, il se permet des transitions inattendues, audacieuses, il fait fi des codes d’intelligibilité du récit. Le spectateur finit par ne plus savoir ce qui relève du rêve, des délires des personnages, et ce qui relève de leur réalité. C’est donc en lâchant prise par rapport au sens, que par réflexe nous recherchons, que nous entrons le mieux dans le récit. Au lieu de s’y repérer, il s’agit bien de s’y laisser couler.