Mathieu Amalric est un comédien que l’on pourrait qualifier de bouillonnant, voire de fiévreux, qui incarne souvent, en toute logique, des personnages instables (exemplairement Paul Dédalus chez Arnaud Desplechin). De l’autre côté de la caméra, c’est aussi un certain art du bouillonnement que pratique Mathieu Amalric. Dans Serre moi fort, ce tumulte est celui de Clarisse (Vicky Krieps), une femme qui semble-t-il, « s’en va », comme le souligne le beau synopsis écrit par Amalric lui-même (« Ça semble être l’histoire d’une femme qui s’en va »). Sembler est ici le verbe à retenir, car le film, en adoptant le point de vue d’un personnage brisé, juxtapose sans cesse rêverie et réalité.
Deux scènes, en ouverture et aux trois quarts du film, proposent un commentaire métaphorique de son curieux mécanisme. Sur un lit, des mains retournent avec ardeur des Polaroid : Clarisse joue au Memory et s’énerve peu à peu jusqu’à violemment faire s’entrechoquer les photos, provoquant un claquement sourd. Plus tard, à l’aide d’un petit kit de couture, Clarisse intègre à la doublure de sa veste trois reliques symbolisant chaque membre de sa famille : un dessin de son fils, une partition de piano appartenant à sa fille et un plan de train utilisé par son mari ingénieur. Ces deux pôles, l’un brusque, l’autre doux, figurent bien le mouvement du film, qui prend la forme d’un entrelacs chaotique de souvenirs et de moments au présent se télescopant les uns aux autres parfois violemment, d’autres fois de façon apaisée. Serre moi fort apparaît ainsi comme un film de montage, en ce que l’assemblage, les points de coupe et les coutures valent autant, sinon plus, que l’intérieur des scènes.
Œil pour deuil
Prenant d’emblée la forme d’un tourbillon parfois incompréhensible de vignettes plus ou moins connectées, le film prend tout son sens lorsque l’on apprend, au bout d’environ quarante minutes, de quoi il s’agit précisément : d’un deuil impossible. Lors d’une randonnée hivernale à la montagne, le mari et les deux enfants de Clarisse ont été ensevelis par une avalanche, et il faudra attendre le printemps pour retrouver les corps. Sans matière pour son chagrin, Clarisse se perd en inventant une histoire qui fait vivre les morts par un mélange de souvenirs et de chimères. Le film n’est jamais plus fort que lorsque le lien entre rêve et réalité devient perméable, comme dans cette scène où la famille prend son petit-déjeuner et que Clarisse, en voix-off, donne des ordres à son mari, jusqu’à lui demander de retirer son t-shirt : Marc se voit alors contraint de trouver un subterfuge pour expliquer à ses enfants, dans une scène rêvée par sa femme, pourquoi il doit soudainement se déshabiller. Dans ce type de détours ludiques, Serre moi fort parvient à bouleverser. Il est dommage, en revanche, qu’en multipliant sans cesse les niveaux de réalité, Amalric en vienne à interroger le spectateur sur le protocole imaginaire régissant le film (quels éléments distinguent, dans la mise en scène, les rêves des souvenirs, le présent du futur fantasmé ?). Le trait se fait ainsi plus grossier lorsque Clarisse se met à suivre une jeune pianiste qu’elle imagine être sa fille, jusqu’à ce que les parents de l’adolescente lui demandent d’arrêter. Le caractère soudain prosaïque de ce passage, en invitant à revoir sous un autre jour plusieurs scènes, rompt avec l’aspect aérien de la fuite de Clarisse et brise un peu le geste poétique d’Amalric. Quand les contours du monde demeurent en revanche flous, au gré de quelques notes de piano d’outre-tombe (après Drive my car, encore une belle cassette de fantôme écoutée sur la route), Serre moi fort impressionne par ses expérimentations rares dans le cinéma d’auteur français, au milieu desquelles brille Vicky Krieps (filmée en très longue focale, car son personnage n’arrive pas à faire le point), ersatz d’Amalric comédien, fumant comme un pompier, explosant à plusieurs reprises dans des bizarreries de jeu jouissives. Il n’aura fallu qu’une poignée de films depuis Phanthom Thread pour que l’actrice luxembourgeoise devienne l’un des visages les plus singuliers du cinéma contemporain.