On peut, bien sûr, contester la pertinence d’un prix qui détache l’entité « mise en scène » de la cohérence d’un film. On peut aussi attaquer la notion même de mise en scène : le cœur des bons films ne réside-t-il pas dans un geste plus secret, plus nécessaire que ça ? Reste qu’il existe à Cannes un Prix de la mise en scène et que le jury de Tim Burton s’est montré particulièrement avisé en l’attribuant à Mathieu Amalric – au lieu, par exemple, de décerner un prix d’interprétation collectif à sa joyeuse troupe de stripteaseuses. Amalric, pour autant, s’est montré tout aussi avisé lorsque, avec humilité et émotion, il a appelé ces dernières à le rejoindre sur la scène du Palais des Festivals. Parce qu’il leur doit beaucoup, et qu’il s’agit précisément de cela : du comédien comme mise en scène.
Qu’est-ce que le New Burlesque ? Plus qu’un simple numéro d’effeuillage : une performance, basée sur le striptease mais jouissant d’une grande liberté de forme et de ton (poésie ou horreur, finesse ou vulgarité, dépouillement ou excentricité), et surtout entièrement conçue par son exécutante. Pas d’intervention extérieure. Le producteur peut bien donner son avis : les filles s’en foutent. Ce sont elles qui décident. À cela, deux raisons au moins.
— D’un point de vue politique, c’est ce qu’on appelle en anglais l’empowerment : une prise de pouvoir sur son propre corps, affranchi des injonctions sociales et marchandes (minceur, douceur, grâce, objet de désir sans subjectivité). Né dans le milieu lesbien, le New Burlesque est un spectacle conçu par des femmes à destination des femmes. Si les hommes ne sont interdits ni d’un côté ni de l’autre de la rampe – ils sont nombreux dans le public, et la troupe comporte un atout non négligeable en la personne du viril Roky Roulette –, leur regard n’est plus fondamental. Il n’est pas nié – à rebours des préjugés d’un certain féminisme puritain, le New Burlesque se réapproprie sans complexe les codes de l’exhibition supposément dégradante du corps féminin –, mais au lieu de raison d’être de la séduction, il devient horizon. Il s’agit avant tout d’aimer son corps pour le rendre séduisant. C’est ce qu’apprend Evie Lovelle, la plus « canon » de toutes, handicapée par une indécrottable timidité qui l’empêche de passer le cap du soutien-gorge : les corps les plus désirables ne sont ceux pas les plus normés, mais ceux qui exultent. Ensuite seulement peuvent venir s’ajouter les signes de « féminité », tellement exagérés ici qu’ils en sont mis à distance, deviennent spectacle permanent. Du travestissement, en somme : les performeuses, surjouant le genre féminin, sont en quelque sorte de grandes folles possédant un corps de femme…
— D’un point de vue artistique, il s’agit d’exprimer sa personnalité sans inhibition, au risque de la roue libre. Avec comme garde-fou un élément essentiel : la dérision. La petite troupe, dotée d’une malice et d’un sens de l’humour ravageurs, fait de la vie une fête permanente, même dans les phases de désenchantement. Et du New Burlesque au burlesque, il n’y a évidemment qu’un pas que le film franchit à l’occasion.
La vie de cette troupe, envisagée comme seul véritable chez-soi, comme famille, comme être-au-monde, Amalric la décrit avec une acuité qu’on est tenté de qualifier de documentaire. Qu’entend-on par ce terme, galvaudé et revenu en force ces derniers temps ? Certainement pas le contraire de la fiction. Ni le garant d’une plus grande « authenticité » – ou alors comme moyen, et non comme fin. Plutôt une façon d’utiliser des éléments de réalité (individus dans leur propre rôle, vraies complicités, surprises au tournage) pour fictionner différemment ; un champ laissé libre à ce qui ne se joue pas uniquement pour la caméra ; une confiance dans les cadeaux qu’offre parfois le monde qui va comme il l’entend. L’intérêt d’une telle approche ici étant précisément de filmer cette seconde peau qu’est la mise en scène de soi des personnages, et le décalage que ce mode de vie, cette morale du spectacle, entretient avec la réalité.
Lorsque Joachim Zand, le producteur minable et sublime incarné par Amalric lui-même, sentant les choses lui échapper, interpelle sa troupe dans les coulisses par un discours bouleversant de ruse et de sincérité mêlées, il profite du passage de deux machinistes affairés pour se soustraire aux regards, évaporé tel un prestidigitateur. Manière, pour ce filou tenant à donner l’illusion qu’il a la situation en main, d’échapper au dialogue ; manière aussi de continuer à se mettre en scène, et d’user, non sans un beau sens du paradoxe, d’un artifice flamboyant pour mieux renoncer avec lucidité, au profit de l’esprit de la troupe, à sa flamboyance même – lui qu’on a vu constamment soucieux de donner le change avec sa moustache suspecte, son costume de velours rouge, ses clopes au bec et ses beaux discours. Au fond, les performeuses et le performeur n’ont peut-être pas besoin de lui, si ce n’est pour les guider dans ce pays qu’ils ne connaissent pas… C’est dans ces ambiguïtés que le film trouve son ton singulier et sa poignante substance. Lors de ces frottements malaisés où des considérations triviales comme l’argent viennent interférer dans les relations cordiales. Lors de ces confrontations pleines de gêne étrange entre personnes qui se sont aimées ou vont s’aimer mais se balancent coups bas et saloperies avant de se sourire puis de dormir ensemble… Il y a quelque chose de très beau dans cette impureté, cette incertitude des sentiments, toujours susceptibles de se renverser d’un moment à l’autre sans aucune hystérie, sans forçage, sans psychodrame – à des lieues, en somme, d’un certain cinéma français auquel Amalric a contribué en tant qu’acteur.
But the show must go on, et lors des scènes de performances, exécutées en temps réel face à un public spontané de figurants, la réalisation, manifestement stimulée par l’urgence, s’emballe, son jeu récurrent de netteté et de flou entre l’avant et l’arrière-plan y transformant lumières et couleurs en douce féerie clignotante. Puis viennent les beaux moments d’après l’effort, ces moments flottants de veilles nocturnes et de fatigue – sorte d’équivalent temporel à la topographie si particulière du film (hôtels aseptisés, trains, zones commerciales, no man’s lands côtiers).
Cette énergie mêlée de douceur, cette attention portée à l’instant permettent à Tournée d’égrener l’air de rien, avec une légèreté inouïe, ses multiples pistes scénaristiques et nœuds thématiques, sans s’appesantir et sans jamais perdre non plus en profondeur. Ainsi la question de l’expression personnelle habite-t-elle aussi bien la représentation sur scène qu’une simple carte postale à écrire à sa mère. Ainsi l’art « authentique » rencontre-t-il un repoussoir parfait dans la musique en boîte qui passe dans les hôtels, objet d’un hilarant comique de répétition. Ainsi les corps épanouis trouvent-ils un pendant discret mais troublant dans celui d’une femme hospitalisée pour une ablation des seins. Ainsi la gracieuse séduction d’une caissière de station-service reçoit-elle un écho aigri dans une confrontation qui tourne mal avec la caissière d’un supermarché…
Mis à part une virée improductive à Paris, où Joachim Zand s’est mis tous ses anciens collaborateurs à dos, la majeure partie du film se déroule sur les ports de la Côte atlantique. Métaphore, bien sûr, d’une forme de marginalité que la troupe et le producteur, renonçant à la gloire parisienne, finiront par habiter avec une belle joie mélancolique. Mais aussi manière de garder l’Amérique à l’horizon. Car c’est exactement cela qui est en jeu : que ce soit à travers le parcours du personnage (ce prince déchu exilé aux États-Unis avant de revenir en France), l’héritage du New Burlesque (version américaine des revues de cabaret) ou les influences cinéphiliques (Meurtre d’un bookmaker chinois revisitant French Cancan), Tournée fait souffler un vent joyeux de sensualité made in USA sur le cinéma d’auteur français.