La Cordillère des songes de Patricio Guzmán, dernier volet d’une trilogie initiée par Nostalgie de la lumière et poursuivie avec Le Bouton de nacre, s’illustre comme la quintessence du style récent du cinéaste, en même temps qu’il en pointe clairement les limites. Le premier plan pose d’emblée la cordillère des Andes comme un nouvel objet de fascination et de mystère qu’une voix-off ne cessera d’interroger selon des modalités similaires aux deux films précédents : comment les Andes, qui à la fois circonscrivent et protègent le Chili du reste du monde, témoignent-elles des troubles traversés par le pays lors de la seconde moitié du XXᵉ siècle ? Si Guzmán creuse dans un premier temps cette question en déployant comme à son habitude un vaste réseau d’analogies poétiques en lien avec ce « bloc de matière immuable », le film abandonne toutefois son cheminement à mi-parcours pour investir le champ des images de la lutte politique.
La Cordillère des songes entrelace dans sa première partie des portraits d’artistes (peintres, sculpteurs, écrivains), dont la pratique est liée à la matière ou à l’image des Andes, avec une série de correspondances appuyées par une voix-off : des failles de la montagne comme autant de cicatrices liées à l’Histoire ; des pavés extraits de la roche comme témoins des assassinats politiques du régime de Pinochet ; le putsch associé à un phénomène géologique (une éruption volcanique), etc. Le didactisme avec lequel Guzmán envisage ces analogies n’est pas sans questionner, d’autant que le film redouble un simple principe d’association par une parole surplombante (celle du cinéaste). Cela a pour effet de circonscrire le sens des images, ravalées par un texte qui prend trop souvent le spectateur par la main et entrave le libre jeu des correspondances formelles.
Les images manquantes
Reste que La Cordillère des songes parvient à résoudre partiellement son didactisme en s’ouvrant aux images d’un autre réalisateur, Pablo Salas, caméraman chevronné qui documente depuis près de quarante ans la répression du pouvoir chilien – quarante ans que Guzmán n’aura pas pu lui-même filmer en raison de son exil en France. Le cinéaste opte alors pour le retrait et formule, grâce aux archives de Salas, une autre histoire du Chili. Si le texte prend là encore le dessus afin de retracer une généalogie politique (le Chili contemporain rongé par le néolibéralisme se voit désigné comme économiquement tributaire de l’administration Pinochet), la réactualisation des archives du caméraman via un montage faisant preuve d’un certain relâchement (la voix-off se fait plus discrète) permet de relier passé et présent. Il met ainsi en parallèle dans la dernière partie du film des images de répression enregistrées par Salas dans les années 1980 (des manifestants boutés par des canons à eau) avec des images du présent, où Guzmán filme Salas dans son exercice d’archiviste militant face à un canon à eau. Le film aura entre temps laissé la place à une matière exogène – ces « images manquantes » de la vie mouvementée du pays –, à des traces à même de reconstituer une mémoire de la lutte politique.