À travers ses documentaires, le Chilien Patricio Guzmán interroge son pays. Entre autres, sa trilogie La Bataille du Chili (1973 – 1979) retraçait l’histoire du Chili d’Allende, la marche vers le coup d’État puis la dictature de Pinochet, La Croix du Sud évoquait le religiosité populaire en Amérique latine, Chili : la Mémoire obstinée (1996) l’amnésie politique chilienne, Le Cas Pinochet (2001) le procès contre le dictateur.
Avec Nostalgie de la lumière, qu’il a mis quatre ans à monter, le cinéaste plante sa caméra dans le désert d’Atacama. Situé à 3000 mètres d’altitude, ce dernier accueille des astronomes du monde entier venus profiter de la transparence du ciel surplombant le désert pour y observer les étoiles. Patricio Guzmán s’attarde sur le fonctionnement des appareils, minutieusement décrits par de lents mouvements de caméra, et il écoute les scientifiques évoquer leur travail, leur observation patiente des astres en vue de mieux comprendre le monde terrestre. Les astronomes vivent dans le passé, ce qui se présente à leurs regards étant vieux de centaines de milliers d’années lumière. Et c’est pour comprendre le présent, et ainsi mieux appréhender l’avenir, qu’ils interrogent ce temps révolu.
Les yeux rivés vers le ciel, vers l’infiniment grand, les scientifiques partagent le désert d’Atacama avec d’autres personnes dont les regards, à l’inverse, restent rivés au sol, à la recherche de traces minuscules. Ces personnes, ce sont des femmes, qui ont perdu leurs proches lors de la dictature Pinochet. Pour elles, point de repos tant qu’elles n’auront pas identifié le lieu où a fini le corps de leur aimé. Ainsi cherchent-elles, depuis vingt-cinq ans, tout ce qui permettra de reconstituer le puzzle : un ongle, un morceau d’os, une touffe de cheveux…
Si les activités des astronomes et des endeuillées diffèrent, l’objet de leurs travaux respectifs reste le même : aller à la rencontre du passé, le fouiller, au prix de maints efforts, pour comprendre le présent et le rendre meilleur. Les femmes témoignent parfois face caméra, laissant paraître leur douleur, leur impossibilité à trouver l’apaisement tant qu’elles n’auront pas élucidé les zones d’ombres flottant sur la disparition de leur proche. Ces femmes, frêles silhouettes englouties dans le désert qu’elles arpentent sans relâche, sont d’emblée émouvantes. On regrette donc la (relative) insistance avec laquelle le cinéaste les appréhende, s’attardant sur leurs larmes, magnifiant leurs regards désespérés, explicitant, en la commentant en off, leur souffrance.
D’autres personnages interviennent, notamment un homme, jadis enfermé dans un camp de concentration situé dans le même désert, auquel les étoiles ont fourni une possibilité d’évasion mentale salutaire. Pour que l’on n’oublie pas, cet homme a mémorisé le plan du camp qu’il est toujours capable de reconstituer.
Nostalgie de la lumière pose ainsi le problème de l’amnésie nationale chilienne, et montre comment le pays souffre, aujourd’hui, de ne pas avoir fait la paix avec son douloureux passé, faute de le regarder en face. Quel paradoxe en effet que le Chili soit à la fois le centre astronomique le plus important du monde, alors que 60% des assassinats proférés pendant la dictature ne sont toujours pas élucidés ; que des scientifiques puissent observer les étoiles situées à des années lumières tandis que les enfants ne peuvent lire dans leurs manuels scolaires les événements qu’a connu leur pays il y a à peine trente ans…
Interroger l’histoire du Chili (de la dictature Pinochet) en se concentrant sur le lieu unique de l’observatoire, et en établissant un parallèle entre les chiliennes endeuillées et les scientifiques, est une riche idée. Mais le spectateur aurait aimé qu’on le laisse établir seul les liens, entre présent et passé, science et intimité, certitudes et opacités, entre histoire nationale et histoire individuelle. À force de trop nous guider, Patricio Guzmán finit par mettre une distance entre nous et son film, que l’on voudrait investir plus librement, plus activement.
Nous n’en sommes pas moins absorbés par son univers, happés par la poésie des métaphores, bercés par l’imaginaire que permettent de déployer le contraste entre les astres et la terre aride, l’infiniment grand et l’infiniment petit, entre la concentration rationnelle des scientifiques et les émotions incontrôlables des femmes, le vent, le bleu du ciel…
Métaphorique, ethnographique, politique, film riche qui, en outre esthétiquement maîtrisé, suscite tant la réflexion que la contemplation, Nostalgie de la lumière est une proposition de cinéma singulière et intrigante, à découvrir.
Distribué par Pyramide, le film sortira en France le 27 octobre prochain.