Une décennie après avoir raillé l’obscène pavane médiatique dans les tranchées de la guerre de Bosnie avec No Man’s Land, Danis Tanović prend cette fois-ci la direction inverse en se faufilant sur le terrain d’un fait divers peu médiatisé. Déjà passé par le documentaire au début de sa carrière, le cinéaste ne revient pas sur ses pas en choisissant une forme cinématographique hybride : faire rejouer au ferrailleur Nazif et sa femme Senada le drame dont ils furent les victimes, soit le refus d’un médecin d’hospitaliser Senada alors qu’elle fait une fausse couche sous prétexte que le couple n’a pas la somme pour régler l’opération. Tourné rapidement dans un dépouillement technique jamais dissimulé (film bouclé en neuf jours avec un appareil photo), La Femme du ferrailleur parvient à ne pas s’en tenir au simple échantillonnage sociologique (montrer la dure vie des laissés pour compte) pour s’élever au rang de drame implacable dans lequel se profile une sourde rage politique.
L’efficacité de la simplicité
En partant filmer avec un matériel restreint l’histoire de Nazif et Senada, un peu comme un bricoleur installerait en deux temps trois mouvements ses modestes tréteaux, Danis Tanović posait déjà les principes mêmes de son nouveau long-métrage : l’urgence et l’économie. Ne pas s’éterniser dans un lourd protocole de pré-production pour dire au plus vite et le plus adéquatement possible ce qu’est une véritable injustice. Pour cette raison, le récit ne perd pas de temps : après une immersion méthodique dans la vie du couple (d’abord Nazif travaillant puis Senada s’occupant de la maison), le film embraie sur la mise en scène d’un combat qui lui permet d’éviter la simple reconstitution. Car, malgré le peu de moyens déployés pour son tournage, La Femme du ferrailleur s’affirme comme une véritable proposition du cinéma.
Entre son montage habile qui permet de mettre en scène les efforts de Nazif en seulement deux plans (la plongée-contre plongée dans la déchetterie ou l’image d’une clé de voiture trifouillant le contact immédiatement suivie de celle du pot d’échappement toussotant) et sa manière de tracer sobrement une géographie de l’exclusion (notamment à travers le leitmotiv visuel des immenses cheminées industrielles, sorte de titans intimidants, à l’entrée de la ville où se trouve l’hôpital), le film se déploie dans une efficacité entièrement attribuable à la simplicité de sa grammaire.
Condamnés à la répétition
Derrière son armature élémentaire, La Femme du ferrailleur laisse se profiler le portrait non seulement de Nazif et de Senada mais aussi de tous ceux qui sont éternellement condamnés, comme le couple, à répéter ces petits actes de bravoures pour tenter de joindre les deux bouts. Le recommencement, comme motif scénaristique, pointe son nez à plusieurs niveaux : non seulement le film, encadré à ses deux extrémités par deux scènes identiques, est déjà lui-même une reproduction exacte de la réalité (tous y rejouent leur rôle, sauf le médecin), mais la redondance se révèle la seule arme dont dispose Nazif. Cet entêtement du ferrailleur, comme celui du cinéaste, partagent malgré tout quelque chose avec celui du Sisyphe heureux d’Albert Camus qui écrivait : « J’exalte l’homme devant ce qui l’écrase et ma liberté, ma révolte et ma passion se rejoignent alors dans cette tension, cette clairvoyance et cette répétition démesurée. »