Un protagoniste de L’Enfer cite Mesa Selimović, écrivain bosniaque : « Je me suis perdu en me cherchant. » Petite phrase qui ne mange pas de pain mais révèle l’intention de Kieslowski : mener de front trois portraits de femmes mélancoliques en quête d’un fragment d’identité. Parcours inscrits dans un scénario trop mécanique mais contre-balancé par une mise en scène glaciale et vibrante qui sert des acteurs troublants (Karin Viard et Emmanuelle Béart surtout).
L’Enfer prouve que Tanović n’est pas un marrant, absorbé qu’il est dans le scénario systématique et académique de Kieslowski. C’est vrai que le scénario du cinéaste pèse des tonnes. L’ambition scénaristique du Polonais est presque hégélienne : L’Enfer est la deuxième partie de la trilogie de Kieslowski ; le fil du scénario est tributaire de trois récits qui se referment sur eux-mêmes. Et c’est la révélation finale qui permet de faire le lien entre les trois femmes : chaque histoire est traitée linéairement, en vue de « l’aveu » censé éclairer le comportement de chacune, évènement originel dont Kieslowski fait tout un flan.
Sophie, Céline et Anne sont sœurs et ont coupé les ponts depuis belle lurette. Ces trois femmes n’ont d’ailleurs rien en commun si ce n’est leur lien de parenté et une douceur un brin amère. Sophie (Emmanuelle Béart) est cernée jusqu’à l’os et son cœur est réduit en compote, la faute à son motard de mari volage (Jacques Gamblin). Céline (Karin Viard) sirote des Vittel menthe et promène sa vieille mère en chariot roulant. Et la dernière, Anne (Marie Gillain), s’abîme dans une passion avec un homme plus âgé. Mélancoliques, solitaires surtout, les frangines ont un petit goût de mystère. Barrées les sœurs ? Non, traumatisées. Voir les affiches un tantinet racoleuses : « Trois sœurs, un même secret ». Le scénario dérape autour de ce fameux secret fédérateur qui épouse un déterminisme psychologique à même de clore l’histoire, le film, début, milieu, fin ou enfer, purgatoire, paradis. Scénario poli chargé, histoire à la mords-moi-le-nœud qui réconcilie plus qu’elle ne dérange.
Alors c’est dit, le film ne respire pas assez, enferré dans le système clos un peu maniaque du scénariste. Mais ce serait idiot de s’arrêter à ce synopsis entortillé. D’abord parce que la mise en scène de Tanović est méticuleuse, étonnante de rigueur. Les plans sont construits non pas à partir du visage des comédiens mais eu égard à la structuration des objets dans l’espace. Sophie et l’escalier en spirale, Anne et la marelle : les contours des objets dépassent les actrices. Couloirs, portes entrouvertes, coins de fenêtre, la caméra joue avec les angles, rappelle peut-être qu’il ne fait pas bon s’y cogner. Tanović s’amuse avec l’espace, et par un étrange effet de miroir le dilate à la mesure des sentiments et des situations. Les personnages évoluent dans un espace bourgeois (appartements parisiens démesurés et baroques) dans lequel les comportements et surtout les corps n’ont plus rien de bourgeois. Faire l’amour par terre dans la cuisine ou tabasser dans le salon relève de l’exploit social : l’hybris du désespoir dépucelle ici le conformisme. Tanović transforme l’espace : de l’apparente sécurité à la violence, la limite est ténue. L’espace se recroqueville à mesure que les protagonistes se tassent de chagrin. Manière déguisée aussi de déchirer le voile du beau, du propre. La bourgeoise devient laide, glauque surtout, contrainte de se barricader pour fuir un autre soi-même. Par ailleurs l’image épouse des teintes différentes, subtiles qui préfigurent le personnage, rouge passion pour une Emmanuelle Béart sensuelle et malheureuse, bleu roi pour une Karin Viard vieille fille et crûment mélancolique. Et du propre et pointu naît l’aspect légèrement onirique du film. Par moments, le décor devient paradoxalement allusif, étrange par la netteté de ses lignes, de ses contours. Rêve brouillé et bribes de souvenirs d’enfance, in between entre latence et présence. Les quelques flash-backs fourmillent de mysticisme : jeux de lumière, boîte à musique, bougies, murmures et cris.
Mais L’Enfer prouve aussi que Emmanuelle Béart est une récidiviste et que l’enfer ne lui fait pas peur. Renversante en toute simplicité. Tanović creuse le fossé entre le corps sculptural de l’actrice et son désespoir. L’actrice est solide et ferme, toute en courbes éblouissantes. Béart, c’est la fermeté et la rondeur des sculptures de Maillol, et la légèreté de la Déruchette de Victor Hugo. Tanović joue de la sensualité de Béart en lui flanquant un mari détaché, indifférent, comme si la beauté de Sophie n’était qu’un gâchis. Une beauté qui s’abîme, qui se cerne, les yeux qui se voilent, une fraîcheur envolée. Le dépérissement de Sophie, sa solitude n’a d’égale que son humiliation quotidienne. Allez voir L’Enfer pour ce plan violent et tristement sensuel dans lequel Sophie viole son mari hébété ; à peine nue Béart n’a jamais été aussi nue. « Et mes seins, tu ne les aimes plus mes seins, hein ? »