Si No Man’s Land comportait quelques idées de mise en scène que l’on ne reprocherait pas à un premier long-métrage, L’Enfer était déjà pavé de clichés sociaux, affectifs et de chichis visuels agaçants. Avec Eyes of War, Danis Tanović revient à ses premières amours, et à ses plus gros défauts : à trop vouloir choquer, il fait de ses personnages, de son sujet et consécutivement de son film, un tissu de stéréotypes sans intelligence.
Existe-t-il encore un réalisateur capable de filmer la guerre ? Danis Tanović navigue ici entre la mise en scène d’un des conflits les plus importants de la fin du siècle dernier et sa mise en abyme au travers d’un personnage de photographe traumatisé par ce qu’il a vu et enregistré. Tout un pan du sujet était donc d’étudier l’idée de la médiation, de l’altération du regard par l’objectif, et de la confrontation de l’homme et du professionnel. Tanović ne s’intéresse, d’une part, jamais réellement aux attributs de son personnage : son métier reste un détail, ses relations amoureuses, amicales et familiales semblent uniquement faire office de liens logiques et de moments obligatoires qui « remplissent » un scénario mal ficelé. D’autre part, le centre narratif, Mark, est logé à la même enseigne : il n’existe qu’en tant que démonstration du traumatisme, il n’est qu’illustration, et ne prend jamais vie. Photographe en quête de reconnaissance internationale, Mark part en compagnie de son meilleur ami, David, prendre quelques clichés d’un Kurdistan qui subit les premiers assauts irakiens avant l’extermination organisée par le régime de Saddam Hussein. La construction du film ressemble fort à celle de Voyage au bout de l’enfer, bien que parasitée par un flash-back inutile dans la première moitié du film : Eyes of War s’ouvre ainsi sur le bonheur conjugal qui précède le départ des deux reporters ; vient ensuite l’épisode militaire pur qui entraine une dernière partie post-traumatique d’impossible retour à la vie normale. Mais Tanović ne réussit jamais à insuffler ni le moindre déséquilibre dans une introduction bien plate, ni la moindre humanité ou le moindre trouble dans la mise en scène des horreurs de la guerre et des conséquences psychologiques de ces dernières sur Mark. Il faut dire que la suggestion n’est pas son fort.
Lorsque Tanović filme la guerre, il prend systématiquement le parti de montrer l’horreur physique : au diable les conflits politiques, les particularités régionales, le Kurdistan est cité une seule fois, comme s’il était censé représenter une métaphore plus générale de la guerre moderne, ce qui évite soigneusement toute réflexion sur l’objet de celle-ci. Soit. Quelques références mêlées au nazisme, au stalinisme et au franquisme ‑jamais au massacre des Kurdes d’ailleurs- témoignent déjà de la pauvreté du traitement. Mais Tanović ne retient, en outre, de la violence, qu’une curiosité presque malsaine pour les corps mutilés, filmés sous toutes les coutures : le sang qui coule derrière une oreille en gros plan, les cicatrices d’un corps martyrisé par les épreuves que l’on revoit sans cesse comme autant de piqûres de rappel. Il produit une attente, là encore assez malsaine, se focalisant essentiellement sur le premier degré de la démonstration : Mark va-t-il, oui ou non, se faire amputer ? Nous montrera-t-on la gangrène qui menace, la cicatrice ouverte convoitée par les mouches, l’opération en plein désert ? Colin Farrell, qui peut être parfois surprenant comme dans Le Rêve de Cassandre, reprend ici son regard vide, inexpressif, et presque bovin du terrible Miami Vice. Hormis l’obsession constante d’une caméra qui veut visiblement choquer avant tout, la figure du héros reste intéressante dans ce qu’elle dit de la représentation du conflit par le réalisateur : si Mark ne pansera ses plaies qu’après quelques séances de psy et quelques flashs peu inspirés, il reste tout de même l’unique victime dans le regard du réalisateur. La figure christique de la guerre ‑on ne nous épargnera pas l’image de la crucifixion- est bien celle du journaliste qui ressort au milieu des autres victimes anonymes et peu « intéressantes ». Elles sont des détails, des instruments de causalité du traumatisme de Mark. Le héros de la guerre et la victime de celle-ci ne fait qu’un avec celui qui est censé l’expliquer et la dénoncer. Cela en dit long sur l’intérêt que porte Tanović au conflit qu’il a choisi et qui restera, pour l’instant, oublié des productions cinématographiques.