Claude Lorius a une histoire à nous raconter. Éminent glaciologue de près de soixante ans de carrière, il fut le premier à apporter à l’opinion publique les preuves de la menace planétaire qu’est le réchauffement des climats. C’est au récit du cheminement vers la vérité que le nouveau film de Luc Jacquet (La Marche de l’empereur) entend offrir une tribune, joignant à sa parole restituée une abondance d’images d’archive d’origines diverses. À moins que cette tribune ne soit offerte à la figure de l’homme lui-même ? Jacquet ne semble pas avoir tranché tout à fait : dans le récit, il a laissé traîner de rapides, trop rapides allusions aux sacrifices de la vie de famille et d’autres détails intimes — comme si, faute d’assumer jusqu’au bout le parti pris du récit d’aventure scientifique, il n’avait pas osé omettre complètement ces aspects. Car du propre aveu du réalisateur (entendu en projection de presse), il a été amené à couper (et on suppose : remonter aussi) le témoignage d’un Lorius des plus prolixes. Autre étrangeté : confier les mots de Lorius à un autre narrateur off et cependant ponctuer régulièrement son film d’images actuelles, purement illustratives, du vieux scientifique lui-même marchant et prenant la pose sur des sols enneigés.
Blockbuster documentaire
Ce ne sont là que les tics les plus bénins de la nature très industrielle de La Glace et le Ciel : non seulement pour sa nature d’assemblage laborieux au design flou par endroits, mais surtout pour l’entreprise fort antipathique à laquelle il se livre. On parle de la confiscation du sujet qu’il fait mine de placer au centre (par l’image et par la parole) au profit de sa propre technique de spectacle. Car le film a beau s’avancer comme une hagiographie sans fard de Lorius luttant contre la rigueur de l’Antarctique puis contre l’ignorance du monde (jusqu’à clore le commentaire off sur une ahurissante note d’autosatisfaction de prophète confirmé), il passe son temps à briller par l’usage savant qu’il fait des images sur le compte de l’hommage au personnage. Outre les plans de ponctuation sur le Lorius d’aujourd’hui invité à poser, La Glace et le Ciel consiste en une orchestration des images d’archive par le montage, spécifiquement rythmées et accordées à une musique omniprésente pour mimer un récit d’aventures qui serait mené tambour battant. Seulement, à force d’usiner des témoignages du réel pour leur imprimer l’efficacité primaire de productions fictionnelles grand public, il formule un impératif de spectacle à tout prix qui vide les témoignages de leur substance, substituant à leur impact authentique le sien, préfabriqué et boursouflé. Les images du vieux Lorius, avec leur éclairage trop soigné et leurs mouvements aériens démonstratifs, trouveraient une place parfaite dans une publicité pour assurances. Les images d’archive sont à ce point remontées et remixées que l’authenticité de leur témoignage, d’origine pourtant a priori indéniable, devient douteuse ; à vrai dire, on finit par s’en moquer, tant elles ne font que défiler devant nos yeux distraits, au pas dicté par les techniciens à l’œuvre. Quant au commentaire, il s’apparente peu à peu à un accessoire de ces images automatisées, comme s’il n’en était qu’une légende justificative : eu égard à ce caractère, on en arrive à ne l’écouter que poliment.
Hollywood on ice
Cette primauté de la remise en forme sur le contenu serait moins antipathique si seulement Luc Jacquet avait quelque proposition à faire de ce côté-là, celui de la narration. Or, dans l’esprit des précédents documentaires « grand public » qui ont assis sa réputation (La Marche de l’empereur, Le Renard et l’Enfant…), le réalisateur ne fait qu’appliquer des recettes sans doute rares dans le documentaire, mais en réalité parfaitement standardisées, académiques voire poussives dans le domaine du spectaculaire. S’il faisait des films de pure fiction, son travail ne présenterait guère de différence avec celui du plus balourd des tâcherons hollywoodiens, comme une sorte d’Edward Zwick du documentaire. Mais parce qu’en œuvrant dans le documentaire il s’y signale par une approche « inédite » et aux allures de dynamisme, il fait jusqu’à présent illusion. Et son zèle à la tâche de le pousser à ce qu’on lui pardonnera le moins, son double langage (conscient ou non, difficile à trancher) : entendant se mettre au service d’une nouvelle perception de la nature (voire, comme ici, d’un message écologiste), il en arrive avant tout à promouvoir un rapport aux images qui n’est ni novateur ni voué à l’éveil du regard (au fond, il est plus proche de la publicité que du cinéma).
On est d’autant plus dur avec lui qu’avec cette confusion il a fini par se faire un nom, quitte à passer aux yeux de certains pour une sorte d’auteur. Il n’est pourtant pas seul dans son créneau, et n’a même pas inventé ce traitement pachydermique. Des productions de Jacques Perrin (Microcosmos, Océans) aux albums vidéo publicitaires de Yann Arthus-Bertrand (Home, Human) en passant par des incursions de Disney (Chimpanzés) ou de la BBC (La Planète bleue), cela fait un moment que des images documentaires animalières distribuées sur grand écran servent avant tout de démonstration d’un académisme du spectacle s’habillant des beautés de la nature et des slogans écologistes les plus passe-partout. Soit un gros business qui, en prétendant faire la promotion d’une cause, se promeut surtout lui-même, et donc Jacquet n’est qu’un contributeur parmi les plus séduisants : parce qu’il se présente comme un individu et non comme un studio, parce qu’il prêche moins qu’Arthus-Bertrand… Mais ne nous y trompons pas : plus qu’un mauvais cinéaste sur-vendu, il reste un symptôme.