Depuis le début de leur collaboration, les cinéastes italo-américains Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis ont élu domicile dans le village de Vejano, dans la région italienne de la Tuscie. Fil rouge de leurs deux premiers documentaires (Belva Nera en 2013, puis Il Solengo en 2015), les récits oraux colportés par une même bande de chasseurs constituent également la matière principale de leur première fiction, La Légende du roi crabe. Dans un court prologue documentaire, ces hommes d’un autre âge évoquent l’histoire de Luciano, fils de médecin à moitié fou qui a fui l’Italie après un crime involontaire. Derrière le portrait pittoresque d’un romantique révolutionnaire qui, au mitan du récit, se transforme en chasseur de trésor dans la Terre de feu en Argentine, le film explore les rapports complexes noués entre les individus et la nature. Le premier plan du film montre ainsi le visage de Luciano sur la surface irisée d’un lac, arraché à la boue des profondeurs et au bleu du ciel, avant que sa silhouette ne se distingue en contre-jour au milieu des reflets étincelants du soleil. Ce raccord dessine quelque part le programme du film, nettement découpé en deux chapitres et deux géographies distinctes : un changement total de décor qui réorganise la mise en scène de l’espace, la nature cessant d’être une toile de fond devant laquelle évoluent les acteurs pour devenir un décor mouvant et doté d’une vie propre.
L’homme mystère
C’est précisément sur une querelle de territoire que le premier chapitre s’ouvre (la fermeture des portes séparant Vejano de la route où les paysans font paître leurs brebis). La distinction entre l’espace du dehors (les champs et la forêt où Luciano se terre) et celui du dedans recoupe l’opposition politique entre les tenants d’un pouvoir sclérosé et l’élan révolutionnaire du héros. Contre le Prince et ses sbires, il fait montre ainsi de pouvoirs surhumains (il revient à la vie au bout de trente minutes), traces d’un rapport privilégié avec la nature environnante. Avec sa face hirsute qui lui grimpe aux joues comme le lierre aux murs des maisons, il ressemble à une caricature de romantique échevelé, voire à cet archétype de l’homme revenu à l’état de nature qui a tant fasciné le XIXe siècle où se déroule l’intrigue. C’était d’ailleurs le sujet du film précédent du Zoppis et Rigo de Righi, Il Solengo, où la même tablée de chasseurs racontait l’histoire d’un ermite moderne, terré dans une grotte à l’écart de la modernité galopante de l’Italie contemporaine. Reste qu’à la différence de ce solitaire, Luciano enfonce les portes de son village et ouvre la voie au peuple ; il y a chez lui quelque chose « d’une force qui va », pour paraphraser Hugo à propos d’Hernani, et dont l’énergie motrice donne au film sa dynamique. Assassin sans le vouloir, Luciano trouve même dans l’exil forcé que dépeint la seconde partie une nouvelle raison d’avancer éperdument. La dimension mystique qui se dégage de ce segment révèle la véritable nature du personnage, celle d’un quasi demi-dieu, c’est-à-dire d’un être clivé entre deux identités – il prend ainsi le nom et l’apparence d’un prêtre espagnol une fois arrivé en Argentine.
« Luciano était un saint, Luciano était un idiot, Luciano était un ivrogne, Luciano était un génie » : la litanie des attributs contradictoires lancée par les chasseurs au début du film est révélatrice du mystère sur lequel se fracassent toutes les interprétations. Le film doit sa beauté à la puissance éruptive de la fiction qui vient combler les silences de sa biographie. Les cinéastes semblent à cet égard prendre le contrepied de ce chasseur qui, au mitan du film, pérore contre les conteurs qui ajoutent « dix, quinze, cinquante mots » à une histoire au risque de ne plus « distinguer le vrai du faux ». Au contraire, les voix s’entremêlent à la manière d’une polyphonie, celle des chasseurs d’abord, qui s’interrompent les uns les autres pour ajouter une précision ou nuancer une interprétation, puis celles issues de chants traditionnels qui commentent chaque scène, à la manière d’un chœur de tragédie antique.
Tout est affaire de décor
Riche en vestiges de l’Antiquité et de la domination étrusque, la Tuscie est le décor idéal pour faire ressurgir ce passé mythologique où les hommes vivent en harmonie avec des forces païennes. Cette entreprise passe d’abord par la découverte de traces du passé, comme la croix en or étrusque que Luciano offre à Emma, sa compagne, mais aussi par la composition de plans à la manière de tableaux vivants, évoquant l’imagerie pastorale d’une peinture renaissante abreuvée d’Antiquité. Les entretiens amoureux entre Luciano et Emma ont la beauté naïve des dialogues devant les toiles peintes du théâtre classique, à ceci près que c’est la nature elle-même qui se met au diapason des sentiments exprimés. Lors d’une courte scène, plongée dans une dense forêt de roseaux, Emma s’arrête au premier plan, son visage de Madone entouré par trois tiges. En d’autres termes, la nature cadre les personnages, manière pour Zoppis et Rigo de Righi de révéler l’artificialité de la reconstitution historique. Les murs de la trattoria où mange Luciano lors de la scène suivante s’apparentent ainsi à un vieux canevas usé, où l’absence de profondeur de champ, un grand aplat de couleur et des petites fissures disséminées donnent l’impression que la scène se déroule véritablement sur un chevalet.
En cela, la seconde partie fonctionne comme le négatif exact de la première : les scènes dans la forêt luxuriante s’opposent à l’aridité du désert argentin, la verdure foisonnante aux roches noires à perte de vue. La multiplication des séquences silencieuses où l’homme gravit des territoires escarpés est l’occasion de constater que le paysage sculpte maintenant directement l’image, dans de vastes agencements abstraits de lignes horizontales et d’aplats de couleurs. C’est finalement moins le déplacement en lui-même qui capte l’attention que la diversité des décors très différents, mis bout à bout par le montage de manière à former une topographie en constante recomposition. Se succèdent ainsi une falaise et une plage, une tourbière, une forêt, des montagnes, un désert de neige puis de roches noires, et un lac baigné de soleil. Il faut aussi voir la manière dont le montage de la scène d’exposition produit des raccords inattendus : la falaise vue de la mer est raccordée sur le visage d’un pirate scrutant les oiseaux à la longue vue, avant que n’apparaisse au loin un navire échoué dont l’emplacement semble changer d’un plan à l’autre. Dispersée aux quatre vents, le caméra semble alors restituer, dans une perspective quasi fantastique, le point de vue du décor lui-même, dont le film aurait raconté le lent éveil : d’abord contenu à l’arrière-plan d’images savamment composées, le territoire acquiert peu à peu un rôle actif, consistant à tuer un à un les compagnons de Luciano (le capitaine meurt empoisonné par les algues qui ont infesté les eaux d’un lagon). Et lorsque la robe de bure de l’aventurier finit par se confondre avec les roches noires à perte de vue, le resserrement de la mise en scène vers une confrontation entre l’individu et son milieu aboutit au rêve ultime du romantisme européen : la dissolution de l’être humain dans l’immensité sublime d’une nature indifférente.