Depuis la fin des années 2000, une nouvelle génération de cinéastes indépendants italiens, œuvrant à l’intersection de la fiction et du documentaire, s’est taillée une place de choix dans les festivals internationaux (Cannes, Venise, Berlin et Locarno) dont ils sont rapidement devenus des habitués du palmarès. Ce groupe de cinéastes, dont font partie Alice Rohrwacher, Pietro Marcello, Alessandro Comodin ou encore Michelangelo Frammartino, trouve sa cohérence dans un intérêt commun pour l’exploration de la ruralité italienne (le Latium, la Calabre, la Campanie, le Frioul…). Depuis les débuts de ce « jeune cinéma italien » (Il Dono de Frammartino, 2003) jusqu’à la récente trilogie réalisée par Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis (dont le dernier volet, La Légende du roi crabe, est sorti en 2022) s’affirme un même horizon documentaire, consistant à enregistrer les dernières traces des communautés paysannes à l’heure de l’exil rural, dans des localités se vidant de leur population depuis le boom économique des années 1960. Ces cinéastes, aussi différents soient-ils, partagent une même inquiétude face l’évolution de la société italienne qui doit toutefois moins à leur conviction politique (Pietro Marcello se réclame par exemple anarchiste, tandis que la première partie de Heureux comme Lazzaro de Rohrwacher assimile l’imagerie de la paysannerie traditionnelle à une forme d’asservissement envers l’aristocratie conservatrice agrarienne), qu’à l’héritage commun de la pensée de Pier Paolo Pasolini.
Son ombre plane par exemple sur L’Été de Giacomo (2011) d’Alessandro Comodin, tourné dans la région du Frioul dont l’auteur d’Accattone avait appris la langue pour écrire ses poèmes. Dans son « Article des lucioles » publié en 1975 dans le Corriere Della Serra, Pasolini exprimait déjà une forme d’amertume devant l’abandon du patrimoine culturel des zones rurales par le sous-prolétariat, voué à se masser dans les banlieues du Nord de l’Italie. Quarante ans plus tard, ce constat résonne avec les propos d’Alice Rohrwacher lorsqu’elle évoque la genèse des Merveilles, son deuxième film : « L’Italie a oublié toute sa réflexion sur son paysage. […] C’est un grand vide, un champ de ruine, tout a été détruit. » Après la fin de l’âge d’or de l’industrie cinématographique italienne, c’est donc avec une forme de surplomb romantique, en admirateurs morose d’un passé idéalisé, que cette nouvelle génération va à la rencontre des déshérités de l’Italie rurale, filmant les campagnes comme autant de décombres après trente ans d’incurie culturelle.
Dans Bella e perduta (2015), Pietro Marcello s’intéresse ainsi à une figure de sauveteur du patrimoine italien, en la personne de Tommaso, un simple berger amené à s’occuper avec ses propres moyens du Palais du Carditello, autrefois propriété de la famille royale de Bourbons, avant de passer sous la main de la Camorra qui l’a laissé à l’abandon dans l’indifférence générale. La mort soudaine de Tommaso, intervenue après seulement deux semaines de tournage et dans des conditions mystérieuses, contraint toutefois le film à se réinventer en une méditation sur les transformations de l’Italie contemporaine. En faisant soudain de Polichinelle son personnage principal, le cinéaste déplace son récit sur un plan symbolique : la trajectoire du héros, qui parle aux animaux et sert de passeur entre le monde des vivants et celui des morts, devient révélatrice de la relation que tissent les hommes avec l’univers qui les entoure. À la fin du film, le bufflon Sarchiapone dont s’occupait Tommaso est abandonné aux mains d’un fermier cupide, tandis que Polichinelle se débarrasse de ses habits magiques pour devenir un simple humain. Pour Marcello, à l’issue du voyage qui a mené ses deux héros du Sud au Nord de l’Italie, le constat est sans appel : une fracture profonde s’est creusée entre les hommes et la nature. Cette conclusion, le cinéaste la partage avec Michelangelo Frammartino, dont le premier long-métrage Il Dono, se clôt également sur la disparition d’un vieux paysan faisant office de gardien d’un mode de vie ancestral. Si la scène de son suicide, au cours de laquelle l’homme s’enterre vivant, peut sembler incongrue, elle constitue la clef de lecture du récit : chez Frammartino, les derniers habitants des zones rurales désertées à cause de l’exode finissent ravalés par le sol qui les a vu naître, irrémédiablement attirés par les lois de la gravité comme lors de la longue scène où un ballon dévale les marches d’un village troglodyte jusqu’à sombrer dans le vide. C’est alors la terre toute entière qui semble être devenue une sépulture pour une humanité en voie de disparition.
La chair du monde
Dix-sept ans après Il Dono, Piccolo Corpo (2020), le premier long-métrage de la réalisatrice Laura Samani, se termine de manière presque semblable. Mère d’un bébé mort avant son baptême, Agata part en direction d’un lac perdu dans les montagnes du Nord de l’Italie pour espérer le sauver des limbes. Lorsque la jeune femme termine son périple, elle se jette dans les eaux glacées, enlaçant son enfant dans un ultime sourire au moment de mourir. Si, comme chez Frammartino, la mort passe par l’immersion d’un corps dans la nature, la scène se poursuit par la résurrection de l’enfant : filmé comme un liquide amniotique dans lequel baigne la dépouille d’Agata, le lac cesse d’être un tombeau et devient le moyen de redistribuer l’énergie vitale à travers la nature. On retrouve aussi ce caractère magique de l’eau régénératrice dans La Légende du roi crabe, lors de la résurrection de Luciano au milieu du récit, puis lorsque réapparaît sa compagne Emma, dans un lac en Argentine.
La circulation du vivant constitue également le cœur des Quattro Volte (2010), deuxième long-métrage de Frammartino, dont le principe de montage est fondé sur la transmission de la vie d’un plan à l’autre. La mort d’un berger est raccordée ainsi avec la naissance d’une brebis, dont la dépouille gelée servira de nourriture aux petits insectes qui vivent sur l’arbre au pied duquel l’animal est mort. À cet égard, Le Quattro Volte constitue une sorte d’envers d’Il Dono : si le premier s’attachait à montrer la déshérence d’une humanité dans un état de stase, attendant sa propre disparition, Frammartino décrit un mode de vie rural envisagé comme un écosystème autosuffisant, au sein duquel les formes du vivant ne connaissent aucune distinction – le rôle principal étant successivement donné à un homme, un animal puis un arbre. C’est en définitive à une même chair du monde que semblent appartenir les héros du cinéma italien contemporain. Dans son dernier film en date, Il Buco (2022), Frammartino fait le récit de l’exploration d’un trou profond de près de 700 mètres dans la Calabre des années 1960. Opposant par un montage parallèle la trajectoire d’un berger sur le point de mourir et le travail des spéléologues, le cinéaste multiplie les raccords associant la lumière produite par les explorateurs dans la cavité à des braseros lors de veillées collectives : le cercle formé par scientifiques du Nord prolonge celui des différents fermiers de la région, réunis pour un concours d’imitations de cris d’animaux. Au détour de cette scène comique, le cinéaste s’attarde longuement sur les traits du fermier appelé à mourir : son visage buriné par les années, traversé de rides profondes et éclairé par la flamme vacillante du feu, précède l’apparition d’un village plongé dans la nuit, dont les ruelles, illuminées par des casques de spéléo, s’apparentent aux boyaux souterrains dans lesquels la caméra va s’enfoncer par la suite. Par un jeu de résonances et de réminiscences, Frammartino dessine alors un réseau de ressemblances discrètes témoignant de l’unité, sur le plan phénoménologique, d’un réel épars et divers.