Guillaume Massart a tourné La Liberté à Casabianda, centre pénitentiaire ouvert à vocation agricole où la plupart des détenus ont été condamnés pour des crimes sexuels à caractère pédophile et incestueux. Sans brûler aucune étape, ce long documentaire témoigne du cheminement commun, sur plusieurs années, du réalisateur et de ceux qu’il filme pour donner du sens à leur rencontre. Alors que le cinéaste découvre les lieux et initie un dialogue avec les détenus, deux questions s’entremêlent : celle de la distance au sujet filmé et celle de la représentation de cet environnement carcéral paradoxal. Dès ses premières minutes, le film rend ainsi visible les tâtonnements de l’apprivoisement réciproque que nécessite la présence de la caméra parmi les détenus. D’abord filmés de très loin, inconscients d’être à l’image, ils acceptent ensuite – pour certains – que le réalisateur les suive dans leurs marches en les montrant de dos, puis qu’il capte quelques scènes de leur travail ou de leurs occupations quotidiennes. La caméra continue ensuite de se rapprocher de leurs visages dans des entretiens filmés qui semblent rendre possible la rencontre et l’échange. Une première barrière tombe lorsqu’un homme, qui se livrait à contre-jour, décide finalement, au moment où les conditions lumineuses rendent un tel plan difficile à mettre en place, de se montrer à visage découvert. À ce changement d’échelle graduel répond donc l’exploration de ce lieu de détention étrange qui semble déjouer tous les préjugés liés à sa fonction. Dans cette perspective, Guillaume Massart alterne savamment les extérieurs en plans larges et les intérieurs clos, exigus ou vides. Mais l’appel du paysage à la liberté n’est qu’un leurre : les chemins serpentent jusqu’à tourner en rond, l’horizon s’étend à l’infini comme un mur, tandis que même les fenêtres semblent n’ouvrir sur rien. Un des hommes, en parlant de son arrivée à Casabianda, évoque la persistance rétinienne qui lui faisait voir des barreaux même sur la mer. On ne saurait mieux décrire ce que ces images produisent.
Recoller les morceaux
Au cœur du film se trouve un magnifique enchaînement de trois scènes, aboutissement de la relation qui s’est tissée entre le cinéaste et son sujet (les hommes et le centre). Si jusqu’ici les discussions restaient abstraites, voire impersonnelles (les détenus employant volontiers le « on » ou le « ils » pour évoquer la réinsertion et les manquements du système carcéral en général), l’un des hommes en vient finalement à se confier de manière intime et raconte son histoire à la première personne. S’ensuit un succédané de dîner de noël auquel assiste le cinéaste. Comme en écho à la confession à laquelle nous venons d’assister, un autre condamné prend une guitare et entonne une chanson qu’il a écrite, dont les vraies paroles ne nous sont révélées que dans un second temps. La scène suivante prend la forme d’une échappée nocturne : la caméra filme les façades éclairées avant de s’enfoncer dans la forêt de plus en plus épaisse, jusqu’à gagner la plage. Si dans la pénombre la mer se fait presque invisible, on entend le bruit assourdissant des rouleaux. Tous les enjeux du film semblent alors résolus : la compréhension et l’acceptation mutuelle entre le réalisateur et ceux qu’il filme, la sincérité des témoignages recueillis, ainsi que la sensation réelle et étouffante de ce décor de carte postale.
Un bouleversant épilogue vient pourtant donner une nouvelle dimension à cette rencontre. Comme si le dispositif se retournait, la quête initiale du réalisateur devient finalement celle de ceux qu’il filme et qui, ayant apprivoisé la caméra, ont su en faire l’outil de leur propre reconstruction. Au cours d’une dernière discussion, l’homme qui s’est le plus ouvert au fil des scènes confie que le travail même du tournage lui a permis de se comprendre en comblant les trous de son histoire. On prend alors conscience que le film est devenu, pour ces hommes en mille morceaux, le moyen de se réapproprier pleinement un « je » laissé en jachère.