En 2010, Guillaume Massart a fondé, avec Thomas Jenkoe et Charles H. Drouot, Triptyque Films, une société de production de films documentaires dont il est aujourd’hui l’associé avec Pierre Bompy et Alexandra Mélot. Il est également réalisateur : après La Liberté, sorti en salles en 2019, il prépare actuellement son second long-métrage, La Détention. Il revient avec nous sur son parcours ainsi que sur la situation du documentaire en France.
Dans un post publié récemment sur Facebook, où tu partageais un entretien de 1988 entre Serge Daney, Raymond Depardon et Claudine Nougaret, tu as écrit que l’exploitation des documentaires « a basculé dans un monde absolument différent ». Peux-tu préciser ce que tu entendais par-là ?
Il s’agissait d’une rediffusion d’un entretien dans les Nuits de France Culture. Au début de l’émission, Daney dit quelque chose comme : « Je suis allé voir ton film, Raymond. Il passe dans une seule salle et j’entendais les gens à la sortie qui disaient espérer que le film sorte plus largement. Donc votre stratégie pour créer un phénomène de rareté est payante ! ». Aujourd’hui, un tel plan de sortie serait considéré comme fou : montrer un film dans une seule salle, c’est quelque chose de subi, pas de choisi. Ou alors, pour tenter le parti de la rareté, il faut sortir un film comme Godzilla Minus One, mais c’est une autre histoire. Aujourd’hui, la distribution et l’exploitation de documentaires traversent une période très violente. En 2023, on a eu un exemple intéressant avec la sortie de La Rivière de Dominique Marchais. Par un miracle que je ne m’explique pas, il a fait la couverture de Libération. Il y a donc eu la création d’un désir à propos d’un film consacré à l’état des rivières en France : ce n’était pas gagné ! Sa sortie a pourtant été ressentie comme en dessous de ce qu’elle aurait pu être. On a dit qu’il était mal programmé, Libération a même publié quelques jours plus tard une tribune de Dominik Moll pour s’en plaindre, alors que le film pouvait tout de même être vu dans une bonne cinquantaine de salles. C’était paradoxal, puisqu’il s’agissait de l’une des meilleures sorties documentaires de l’année. J’étais partagé entre l’envie de me réjouir que l’on mette sur le devant de la scène nos problèmes et un certain embarras. Je trouvais au fond que le travail du distributeur de La Rivière était déprécié, alors même qu’il avait sans doute dû mettre les bouchées doubles pour obtenir un tel résultat. Car il faut imaginer la bataille que cela représente. Prenons l’extrême inverse, avec l’un des plus beaux documentaires de l’année dernière, On a eu la journée bonsoir de Narimane Mari. Il y a quelque temps, on m’a confié qu’il n’avait pas atteint les trois cents spectateurs. Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui, mais ce sont des chiffres qu’on entend de plus en plus pour le documentaire. Il n’a été programmé « nulle part »… — enfin, l’expression est injuste, bien sûr : il a été montré dans une poignée de salles, mais pour le coup, c’est bel et bien subi, pas choisi.
Et j’imagine que la chance d’avoir une plateforme comme Tënk ne suffit pas à contrebalancer le recul des documentaires en salle.
Non, parce qu’on fait des films de cinéma : on a donc envie qu’ils soient d’abord vus en salle. Évidemment, on souhaite aussi que les films puissent avoir une vie après, en VOD, en DVD, à la télévision… Pour cela, il est incroyable que Tënk existe. Une plateforme de VOD spécialisée dans le documentaire de création ? Quand on y pense, c’est fou. Triptyque Films en est d’ailleurs sociétaire, parce qu’on doit encourager et soutenir cette belle anomalie. Il faudrait aller les interroger pour savoir comment ils vont, mais je pense que ce n’est pas facile d’être Tënk – leur travail relève même de la prouesse. En ce moment, ils montrent un film extraordinaire de Lionel Rogosin de 1974, en lien avec la situation actuelle entre Israël et la Palestine (Arab-Israeli Dialogue). C’est une formidable idée éditoriale que de programmer maintenant un tel film. Mais il faut avoir envie, il faut faire preuve de volonté quand on doit choisir entre ça et Netflix. Et c’est sans doute la même chose que se disent les exploitants quand on leur propose un documentaire. Je ne leur jette donc pas la pierre, mais je ne sais pas comment on peut sortir de cette spirale.
Quand on y pense, c’est paradoxal : l’une des grandes réussites de Triptyque Films, c’est d’avoir ancré dans la durée cette capacité de produire des projets singuliers dans de bonnes conditions. Pour autant, ces films sont parfois condamnés à l’invisibilité.
Je discutais il y a peu avec des professionnels de l’état de la distribution du documentaire. Un camarade m’a dit : « La solution est toute trouvée, tu n’as qu’à mettre de l’eau dans ton vin et tiédir tes films, quitte à faire quelques films expérimentaux à côté. » Outre le fait que j’étais absolument scié par cette proposition, j’ai répondu que je serais tout simplement incapable de produire des films « tièdes ». Je ne me crois pas capable de soulever les montagnes qu’on doit soulever en production autrement que pour un film que j’aime vraiment. On trouve de l’argent pour les films qu’on produit, tout en ayant complètement conscience de leur étrangeté et donc de la difficulté à les faire circuler. Pour prendre l’exemple de l’un de nos films récents, Un comté apocryphe de Geoffrey Lachassagne : on a fait notre première aux Visions du réel, avant une reprise à Lussas, et puis c’est tout. En un an, le film n’a été montré que dans deux festivals. C’est étonnant et injuste. On passe des années à monter un film comme celui-ci, on se bat pour que tout le monde soit payé correctement. Le film existe comme son auteur le souhaitait : il ne s’est jamais senti à l’étroit, ni artistiquement ni matériellement. Et à la fin, on ne sait pas où le projeter. Il y a de quoi être malheureux.
C’est là où je pense qu’on constitue une sorte de service public : ce n’est pas grave qu’il n’y ait pas de rentabilité immédiate, qu’on ne puisse pas vendre un film à une grande chaîne, qu’il n’y ait pas des milliers de spectateurs qui le voient. Comme le reste du service public, on nous accuse d’être gardés en vie par les subsides publics et ce n’est pas faux : on fait partie de ces entreprises qui n’existeraient pas sans subvention. Mais cela reste important que le film existe. Il vivra sur le long terme, il existera autrement. Un jour, il sera peut-être redécouvert. Ou pas. Il fera partie d’un patrimoine commun qui restera accessible dans des bibliothèques ou ailleurs. Bien sûr, c’est tout de même risqué, parce qu’on est une SARL : nous ne sommes pas des vrais fonctionnaires. On essaie aussi de convaincre le CNC, les régions et compagnie, que cela vaut le coup de produire des films comme celui-ci et on voit bien que le vent ne va pas dans notre sens. Ou alors il faudrait complètement réinventer le métier — et c’est peut-être souhaitable, je n’en sais rien.
Je pense par exemple aux éditions Adverse, une toute petite maison de bande dessinée qui survit sans le soutien du CNL. Alexandre Balcaen, qui se trouve à sa tête, justifie ce choix en disant qu’il est cohérent avec le moteur de la structure : on se débrouille soi-même, on crée ses propres objets, on les auto-distribue, on se débrouille hors du système pour s’extraire d’un certain rythme de production imposé. Au début, on a un peu pensé Triptyque Films de cette manière-là, même si, dès 2010, on a essayé tout de même de financer nos projets. On écrivait des dossiers et on se plantait. On a passé deux ou trois ans sans argent du tout — à ce moment-là, j’étais au RSA. Et on était hyper productifs ! On faisait tout à l’instinct et on a produit des films uniques, dont je suis encore très fier aujourd’hui, comme Maàlich de Thomas Jenkoe, qui a été montré une seule fois à la Cinémathèque française.
À quel moment avez-vous changé votre manière de fonctionner ?
En 2012 ou 2013, on a eu pour la première fois de l’argent : une chaîne nationale s’est penchée sur l’un de nos films. Depuis, on est rentrés dans le rang en matière d’organisation. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que cette année, on a décroché deux fois une promesse d’avance sur recettes : c’est aussi parce qu’on a accepté un certain fonctionnement de la production. Mais cela n’a pas changé pour autant notre manière de choisir les films : on continue de défendre un cinéma « indéfendable », ou en tout cas difficile à produire. Il a tout de même fallu abandonner l’idée initiale de Triptyque Films, selon laquelle les réalisateurs-producteurs allaient tour à tour réaliser leurs films puis produire ceux des autres. Au début, on faisait les films au moment où on avait envie de les faire. Mais à partir du moment où on a adopté un système de production plus « officiel », tout s’est mis à durer très longtemps : il a fallu réécrire, redéposer… On s’est heurtés à la temporalité réelle d’une production. C’est pendant le développement de La Liberté qu’on a, je crois, vraiment compris la nature de ce basculement. Quand, au bout de plusieurs années de « development hell », comme disent les grands studios américains [rires], on a décroché une promesse d’avance sur recettes, on croyait qu’on était au bout de nos peines. Mais non ! Il a encore fallu passer un an à chercher de l’argent privé, pour pouvoir aller au chiffrage. Le film s’est achevé en 2017, mais n’est sorti en salles qu’en 2019. Puis est venue l’étape de l’accompagnement. Pendant toutes ces années, je n’ai pas pu travailler sur les films des autres. Je ne pouvais pas être au four et au moulin. Cela a entraîné des problèmes en interne, notre volume de production en a pris un coup : on n’avait jamais eu autant d’argent pour un film qu’avec La Liberté, mais on ne pouvait pas jouer tout l’avenir de la boîte sur un seul titre ! Après cette période, j’ai dû me concentrer sur la production, je n’ai donc pas tourné depuis 2016…
Comment as-tu vécu cette période durant laquelle tu n’étais « que » producteur ?
J’ai commencé par suivre une formation de directeur de production, pendant laquelle j’ai eu l’impression d’apprendre enfin mon métier. Désormais, je comprends mieux ce qu’implique l’argent, cette fameuse malédiction qu’on désire et qu’on redoute à la fois, car elle peut introduire des suspicions là où il n’y avait que des rapports amicaux. Nous avons changé de dimension : on réfléchit désormais collectivement aux investissements pour que la boîte se développe. On va finir par croire que je suis devenu capitaliste, c’est horrible ! [rires] L’important, c’est cependant qu’on produit toujours des films dont je suis fier. Je pense aussi qu’on les produit mieux : les réalisateurs et réalisatrices sont, je crois, plus satisfaits que par le passé. Pour les films que je supervise personnellement, je mets par exemple en partage de manière permanente un suivi de la circulation de l’argent, tout au long de la production. Je me sens une responsabilité, notamment avec les jeunes auteurs et autrices dont ce sont les premiers ou deuxièmes films, à expliquer comment et pourquoi l’argent est employé. Pour moi, ça change tout… C’est le GREC qui expliquait que, donner la responsabilité de leurs budgets aux réalisateurs et réalisatrices, c’était un acte politique. Par exemple, si quelqu’un souhaite louer une caméra très chère pendant une semaine, il faut qu’il comprenne les conséquences de ce choix : va-t-il falloir enlever une journée au chef opérateur ? Est-ce une bonne chose qu’il accepte de sacrifier la rémunération au profit de la technique ? Je me reconnais dans ce questionnement et dans l’accompagnement qu’il induit auprès des cinéastes. Les choix budgétaires sont aussi des choix politiques. Cela va au-delà du budget : pour donner un exemple, j’ai travaillé l’année dernière avec une réalisatrice qui a dû prendre un congé maternité. Il a fallu que je travaille avec elle pour être sûr de bien comprendre comment procéder quand on est intermittente. On parlait tout à l’heure de rapport politique au monde. Eh bien, maintenant je sais à quel point c’est compliqué pour une intermittente de prendre ses congés maternité — d’ailleurs beaucoup ne les prennent pas justement pour cette raison.
Le corps agissant
Ton premier long métrage, La Liberté, comprend de nombreux entretiens. Est-ce que, comme le dit Wiseman, filmer une institution (ici la prison ouverte de Casabianda) consiste avant tout à « filmer les gens » ?
Dans l’émission dont on a parlé tout à l’heure, Daney rapproche le travail de Depardon de celui de Wiseman, et on comprend tout de suite que ça ne va pas aller. Depardon rétorque d’ailleurs immédiatement qu’il ne fait pas la même chose, qu’il ne considère pas qu’il filme l’institution. Il explique qu’il se place dans des espaces interstitiels. Il aime bien être dans le couloir. L’antichambre, les espaces de passages lui vont bien. Et c’est vrai que c’est ce qu’il fait de mieux, filmer depuis ces interstices, depuis ces endroits où il ne sait pas où se mettre. Je crois que ce qui compte, ce n’est pas tant le sujet qui nous amène à filmer, mais bien la manière dont on essaie de se placer dans l’espace, de se placer au mieux face à ce qu’on regarde. Et ça, le « placement », qu’il faut bien appeler littéralement le « point de vue », le point depuis lequel on regarde, on voit bien que ça détermine l’ensemble du film. En tout cas, personnellement, c’est ce qui m’occupe l’esprit quand je tourne. Katsuhiro Sôda, dans son livre Why I make documentaries, qu’il écrit assez tôt dans sa carrière, explique qu’il ne vit jamais aussi intensément que lorsqu’il réalise. Je suis d’accord : le tournage, ça fait partie pour moi des moments les plus intenses de la vie. J’ai alors vraiment l’impression d’être partie prenante de ce qui se joue, bien davantage en tout cas que le reste du temps. C’est l’un des grands plaisirs à exercer cette profession. Bon, il faut rappeler que je passe le plus clair de mon année sur des tableaux Excel ! [rires] Et pas uniquement parce que je suis producteur : en tant que réalisateur, on prend beaucoup de temps sur son ordinateur, à écrire des dossiers, à postuler pour des résidences… Et on fait tout cela pour que quelqu’un nous dise que, ça y est, on a le droit d’aller tourner. Ce qui est d’ailleurs complètement absurde par rapport au moment de l’histoire du cinéma où l’on se situe. On a tous des caméras, on pourrait aller filmer tout le temps.
Sôda a résolu le problème : il tourne sans écrire, sans chercher de financements préalables ; il espère simplement que les ventes à venir suffiront à le faire vivre. Quant à Wiseman, je ne crois pas avoir vu le CNC au générique de son dernier film (Menus-plaisir, les Troisgros). Le point de départ, c’est qu’il paie un resto un soir à des amis et qu’à la fin du repas, il dit : « Je pourrais venir filmer ici un jour ! » Il en parle au fils du chef, qui lui répond qu’il faut qu’il aille en discuter avec son père. Quand il revient, il lui répond que oui, ça pourrait être envisageable. En vérité, il est allé se renseigner sur Wikipédia à propos de ce « Frederick Wiseman » ! Quand tu es Wiseman, tu peux profiter des avantages de l’époque numérique et décider du jour au lendemain de réaliser un film. Tu trouves ensuite des gens qui vont te suivre, des chaînes, des fondations… Le problème, c’est que, quand tu n’es pas Wiseman, tu vis dans un temps complètement anachronique. Tu retardes ce qui pourrait être immédiat et spontané. Il faut demander des autorisations, écrire, soumettre, attendre et espérer, et entretenir un désir pendant des années avant de tourner. Parce que tout ce que tu veux, c’est passer à l’acte : c’est le tournage !
Et quand elle arrive enfin, comment raconterais-tu cette expérience si intense du tournage ?
Prenons l’exemple de mon prochain film. Je vais tourner dans l’école où les surveillants pénitentiaires sont formés. Pour le préparer, j’ai fait des repérages de la même durée que mon tournage à venir : j’ai suivi la formation, sans uniforme. C’était déjà une manière de vivre intensément les choses, même si j’étais sans caméra. J’ai pris beaucoup de notes, j’ai pu pénétrer dans un milieu qui n’est pas le mien – ce qui est quand même l’un des plus grands intérêts du métier de documentariste – et l’observer comme on n’observe jamais son propre quotidien. C’est une exception par rapport à mes films précédents : j’ai eu le temps de découvrir le terrain davantage que d’ordinaire. Je suis pourtant certain que je serai à nouveau surpris au moment de tourner. Quand on tourne un documentaire, on porte sur les choses un regard extrêmement précis et ce regard ne fait, paradoxalement, que changer. C’est sans cesse mouvant, incertain, redéfini. Ne serait-ce que dans le choix technique immédiat. Tu peux choisir, à partir d’un même point de vue, de te concentrer sur un détail, de faire un gros plan, d’entrer dans la matière, ou bien d’opter pour un plan plus large, de prendre de la distance. Chacun de ces choix s’opère à la fois par rapport au moment vécu, mais aussi en ayant déjà ta future « timeline » de montage en tête. On est à la fois plongé comme jamais dans l’instant présent et déjà projeté dans ce futur fort étrange, ce futur du souvenir mécanique, qui consistera à revisiter cet instant présent qu’on est en train de capturer.
Mon exemple préféré, celui qui explique le mieux, pour moi, ce qui se passe lors d’un tournage documentaire, c’est quand on commence un mouvement panoramique sans savoir où l’on va. J’assiste à une scène dont je pressens l’importance, donc je lance ma caméra et je dois sans attendre faire un choix de mise en scène. Et c’est parti : je crois qu’il faut faire un panoramique. Je sais que ce plan pourrait finir dans le montage, alors je dois immédiatement penser au sens que prendra ce pano en son sein. Pourtant, je ne peux rien savoir par avance ! Or il faut bien qu’il aille quelque part, ce panoramique. Il faut donc que je prenne la décision de l’arrêter à un moment donné et que ce point d’arrivée signifie quelque chose. Sauf qu’au moment où j’entame mon mouvement, je n’en ai aucune idée. Mon cerveau, mes yeux, mes mains sont alors tous concentrés sur la perspective de s’arrêter au bon moment, pour donner sens au plan, à la séquence et au film à venir. Au moment où je stoppe mon pano, j’ai pris une décision avec une assurance folle, j’ai posé là un sens. À la revoyure, souvent, on découvre que l’intuition ou l’exécution était mauvaise. On s’en veut d’avoir choisi ça plutôt qu’autre chose. Mais au moment de le vivre, quelle intensité ! Il y a tellement de moments où, quand je tourne, je me dis : « Ah ! Je suis en train de tourner mon plan d’ouverture ! » ; ou encore : « Ça, c’est mon plan de fin ! » C’est souvent faux, mais le vivre, c’est quelque chose. Cela ne se passe qu’en toi, personne d’autre ne voit le film que tu te projettes pendant ce court instant, un peu semblable à un rêve éveillé. J’ai essayé de travailler avec un chef-opérateur et de donner des instructions de cadre, mais je n’y arrive pas. Ce processus d’improvisation et de fabrication en direct me manque trop. Pour autant, je ne tourne pas tout seul, d’une part parce qu’il faut quelqu’un de solide pour s’occuper du son, et d’autre part car il n’y aurait personne pour être mes yeux en dehors du cadre — et ça, c’est très risqué. Lorsqu’on a l’œil rivé sur l’œilleton et les oreilles couvertes par le casque, on ne voit et n’entend que ce qu’il y a dans le champ. Tout le reste est exclu et c’est périlleux, puisque le monde continue de tourner hors du cadre. Pour La Liberté, heureusement que j’avais Simon Kansara, l’assistant réalisateur, pour me dire : « Rappelle-toi qu’on est dans une prison, qu’il y a du monde autour, attention à ne pas rire trop fort… » Sinon j’aurais commis bien des impairs.
Mais se charger de l’image a aussi d’autres avantages. Par exemple, je regarde les choses sans que les autres sachent comment je les regarde. Les personnes filmées savent vers où je regarde, mais elles ignorent quelle est l’échelle de plan ou comment est faite la mise au point. C’est un moment intéressant, surtout pour moi qui suis une personne très peu « dans le corps ». Mon corps m’encombre et j’exerce une activité où l’essentiel de mon temps se passe derrière un ordinateur. Eh bien, le tournage est un moment où je suis vraiment un corps « au monde ». Un corps mécanisé certes, mais un corps qui fait des choix — et dans La Liberté, ça n’a jamais été aussi vrai. C’est un corps qui, au moment où il défaille, quand il n’arrive pas à encaisser ce qui se produit, tombe. Et quand il tombe, le cadre tombe avec lui. Je suis, dans ces moments, un corps agissant, ce qui m’est finalement peu proposé dans une société moderne.
On perçoit effectivement dans La Liberté que le tournage est une période qui te bouscule.
Oui, j’aime bien être déstabilisé. Lorsque par exemple je me suis retrouvé pour la première fois à parler avec un père incestueux alors que je n’étais pas prêt — parce que de toute façon, il n’y a aucune bonne manière de se préparer à ça — et que je devais encaisser tout ce qu’il avait à me dire, ça m’a obligé à réviser mon attitude face au monde. Dans tous mes films, à part un ou deux, j’occupe une place. Je ne peux pas m’en empêcher, je suis trop bavard. J’aimerais vraiment faire des films où je me mettrais en retrait, des films d’observation pure ou même des films de paysage (j’aime tant le cinéma de Heinz Emigholz, par exemple, mais je serais incapable de faire ce qu’il fait !). Mais pour le moment, je n’y arrive pas. J’ai un trop gros ego pour ça. Quand on a monté La Liberté, on s’est dit avec Alexandra Mélot (la monteuse du film) qu’il fallait qu’il y ait un espace pour le spectateur à côté de moi. Il ne fallait pas qu’il soit obligé d’accepter tout ce que je montre, ni d’être en accord avec la manière dont j’accuse le coup. L’idée était que l’on puisse être en désaccord avec moi sans pour autant être en désaccord avec le film. Cela a été le travail le plus complexe qu’on ait eu à mener. C’est aussi pour cette raison que ce que Neige Sinno a écrit sur le film dans Triste Tigre m’a intéressé. Ce qu’elle dit de ma complaisance et de ma manière d’accepter trop facilement la parole qui m’est livrée, de la manière dont j’ai peut-être été mené par le bout du nez, mis sous emprise, c’est une manière d’éclairer ce qui se passe dans le film et de travailler non pas contre, mais avec lui, de l’accompagner. Moi, ça me va. Je ne fais pas des films pour qu’on m’en félicite.