Amusante coïncidence (?) que les sorties françaises simultanées de ce film et de Journal d’une femme de chambre de Benoît Jacquot — même si La Maison au toit rouge, évoquant lui aussi les rapports maître-domestique, s’avère plus pudique et porté sur les sous-entendus que le roman d’Octave Mirbeau ou ses adaptations. Le film du vétéran japonais Yōji Yamada commence de nos jours, avec la redécouverte par le jeune Takeshi du manuscrit de l’autobiographie de sa grand-tante Taki qui vient de mourir. La vieille dame y raconte comment, jeune fille de la campagne, elle se rendit à Tokyo pour y exercer le métier de bonne à tout faire, dans les années 1930 – 40. Établie chez une famille vivant dans la fameuse « maison au toit rouge » (surtout fameuse parce que ce toit est le moins traditionnel du quartier, signe d’un foyer se voulant résolument moderne), elle noua une proximité avec sa maîtresse (avec une ambiguïté pas très surprenante dans les deux sens, entre respect codifié, amitié non formulée et sentiments plus secrets de Taki — qui ne se maria jamais), et fut évidemment le témoin de tous les événements du foyer, qu’ils soient symptômes de l’histoire du pays en marche (le nationalisme triomphant, l’entrée en guerre) ou de choses plus secrètes (un adultère).
Dans le présent, Takeshi complète sa lecture par des recherches de témoins susceptibles de combler les zones d’ombre du récit de Taki. Mais ce n’est pas tout : entre ces deux temps, s’exposent et s’interposent les souvenirs du jeune homme concernant l’écriture de l’autobiographie, à laquelle il a assisté de près, poussant sa grand-tante à la confidence et parfois la sermonnant sur son approche subjective qu’il considère comme trop timorée ou contradictoire, notamment sur les heures les moins reluisantes de l’histoire du Japon. Ainsi le film ne se cantonne-t-il pas à la chronique d’époque décorée et costumée comme il faut : il la commente et même, à la longue et en sous-main, éclaire sur les commentaires.
D’où l’on se place
Le choix de jouer sur trois temps — et, de fait, trois points de vue sur les événements — s’avère très habile, et permet à Yamada de développer quelque chose de plus intéressant que le simple journal d’une servante dévouée dans une époque à la fois révolue et au souvenir encore controversé. Les sous-entendus sur la relation maître-domestique ne s’avèrent pas très neufs, ayant été traités avec plus de volonté et de force dans d’autres films ; cependant, Yamada semble s’intéresser plus attentivement aux rapports de jugement, les postures des uns s’autorisant à faire peser un regard moral sur les autres. Le conservatisme de la société japonaise des années 1930 – 40 s’y prête, évidemment, et on y retrouve plusieurs fois des couples de personnages filmés dans les postures de jugé et de juge (la bonne elle-même faisant l’expérience des deux rôles) : le premier au premier plan, de profil, et le second l’observant depuis le second plan, filmé de face — figure nous laissant nous demander si le regard inquisiteur du second est réel ou n’existe que dans l’esprit du premier.
Or la question du jugement se révèle aussi au-delà de ce contexte, englobant les trois temps du récit : elle touche à la narration même de ce passé, et si Yamada recourt alors moins strictement à la posture des corps, c’est bien parce que la question est encore plus floue à ce niveau. La vieille Taki, somme toute honnête avec son vécu immédiat des événements, les narre avec une candeur et une pudeur parfois déconcertantes. Son petit-neveu, du haut de sa jeunesse et de son recul sur l’histoire, la tance d’une manière qui paraît un peu autoritaire et déplacée, comme si elle devait à tout prix intégrer dans sa narration la mauvaise conscience du Japon d’aujourd’hui, débattant même sur les menus plaisirs culinaires qu’on pouvait ou non se permettre en temps de guerre. Plus tard, toujours dans le présent, c’est un autre personnage qui juge a posteriori l’adultère de la maîtresse de maison. La direction artistique en rajoute dans la distinction entre les subjectivités, optant pour des décors réalistes dans les scènes du présent, tandis que la reconstitution des jeunes années apparaît comme un film de studio « dans le film » avec un aspect de carton-pâte à peine dissimulé. Au fil du long-métrage, tandis que dans le récit du passé le pays peut de moins en moins s’aveugler sur le danger de sa position, que les apparences sociales se fissurent et que le film sur ces trois époques glisse doucement vers le mélodrame, c’est finalement notre propre jugement sur ce qui se passe à l’écran qui est mis à l’épreuve.
Verdict suspendu
L’incertitude tient pour une bonne part au recul même du cinéaste, dont on pourrait se demander quel point de vue il nourrit véritablement sur les sujets délicats qu’il effleure si délicatement. Prudent (un peu trop, peut-être), il fait mine de ne pas nourrir de parti pris tranché, de ne juger ni dégrader personne. Mais il est difficile de discerner si cet effacement est le fruit d’un choix affirmé de cinéaste, ou de l’esquive d’un vieux routier qui ne souhaiterait pas s’impliquer plus que nécessaire. D’une manière générale, Yamada ne s’avance jamais comme un cinéaste de vrai parti pris, avec des principes plus ou moins évidents qui poseraient son regard comme un guide pour le nôtre et donnerait de la grandeur au sien (en bref : il n’est pas Ozu). Mais on ne lui saura pas moins gré de laisser cette incertitude innerver tout le film, contrecarrer les réactions et réponses toutes faites que le spectateur pourrait nourrir, et ce jusqu’au dernier moment : la révélation d’un ultime secret qui ne révèle finalement rien, creuse au contraire le mystère de cette servante aux sentiments enfouis sous le dévouement rituel avec la complicité d’un metteur en scène trompeusement placide. Et bien que nous en devinions un peu plus que les personnages enquêteurs, cette fin (c’est la qualité que nous emporterons de La Maison au toit rouge) n’en laisse pas moins nos préjugés face à un grand vide.