Célestine, dans Le Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau (1900, pré-publié en feuilleton en 1892), fait « une tournée de cinématographe » à Paris comme spectatrice. Eut-elle conscience d’être « un personnage cinématographique idéal », auquel a donné vie M. Martov (1916) par le muet, Jean Renoir (1946) puis Luis Buñuel (1963) en noir et blanc, et aujourd’hui Benoît Jacquot en couleur ? Il faut dire que Mirbeau, en plus d’avoir placé Célestine en position explicite de spectatrice du cinématographe naissant fait bien d’elle la spectatrice privilégiée du « spectacle du luxe bourgeois » dont elle est l’exemplaire commentatrice comme l’héroïne : pour Benoît Jacquot, c’était « l’occasion de suivre à nouveau un personnage féminin du premier au dernier plan », et de confier, après Les Adieux à la reine (2012), un rôle féminin de premier plan à Léa Seydoux.
(In)conduite
Le « journal sincère de la fort jolie Célestine R. » s’ouvre en nous présentant directement Célestine gravissant les marches d’un escalier : mais Célestine, bien que bien faite et bien mise n’est pas une dame, et ne gravit pas moins une quelconque et impossible échelle sociale, mais se rend à un entretien au sein d’un bureau de placement de domestiques. Le dialogue aura vite fait de donner le ton et de placer des frontières sociales bien délimitées, la responsable du bureau répondant à Célestine énonçant « Il n’y a que de mauvais maîtres » : « Non, il n’y a que des mauvais domestiques. » S’il sera affaire d’escaliers et de barreaux ou de barrières que le cadrage de Benoît Jacquot s’attache à présenter, il y est encore plus question de domination, qui vise à assimiler peu ou prou domesticité et galanterie, et même prostitution, autour du jeu de mots sur la formule « avoir de la conduite », interprétée précisément comme « conduite » par la responsable et comme « inconduite » par Célestine au sein d’un dialogue vivement concaténé et sous-entendu. Mais cette ambiguïté est bien présente dans l’appellation même « femme de chambre»…
Benoît Jacquot, avec sa co-scénariste Hélène Zimmer, a choisi de faire de cette scène le seuil du film, et sa charpente. Célestine peut ensuite être lancée sur sa trajectoire dans le train la menant chez les Lanlaire où elle est attendue comme nouvelle femme de chambre en province rurale. La vie chez ces bourgeois constitue la principale chronique de Célestine — d’un mortel ennui et de bassesses morales (entre la perversité de Madame et le harcèlement de Monsieur) — qu’elle ponctue de réminiscences passées : Benoît Jacquot, à la suite d’Octave Mirbeau, brise la non-linéarité du récit traditionnel par une matière picaresque pour laquelle il n’a eu qu’à puiser dans le Journal même, formidable réservoir scénaristique propice à (re)configurations multiples. Ainsi, Buñuel avait choisi avec Jean-Claude Carrière de regrouper certains événements (le fétichiste de bottines, présent chez Mirbeau dès le seuil du livre, devient le père de Madame Lanlaire), tout comme Renoir (Georges et le fils de famille que la mère veut mettre dans les bras de Célestine pour le garder à la maison deviennent le fils des Lanlaire qui n’en ont pas chez Mirbeau). Jacquot s’en tient quant à lui à la lettre au texte de Mirbeau élagué, avec de très menus écarts, tant il est vrai qu’il recèle de savoureux dialogues « théâtraux », et à ses événements les plus mémorables. Ainsi passons-nous peu ou prou sans transition au sein de l’esprit de Célestine des événements présents aux événements passés : cet effet de surprise montre l’adroite conduite du récit dont fait preuve Jacquot, à la suite de Célestine dont le souci est avant tout d’agrémenter son récit.
(Anti)s©eptique
Si Mirbeau faisait dire à Célestine qu’ « au Prieuré, les événements se succèdent. Du tragique ils passent au comique, car on ne peut pas toujours frissonner…», c’est bien son personnage qui a la charge d’assurer le passage incessant de l’un à l’autre des registres : Jacquot dote Célestine d’une mordante ironie qu’elle qualifie elle-même d’ « admirable antiseptique » chez Mirbeau. Ainsi ses (pseudo) apartés et voix intérieures que Jacquot choisit de nous faire entendre, alors que Buñuel avait pris le parti de faire de Célestine un personnage éminemment énigmatique dont les sentiments et les motivations demeuraient dans un hors-champ irreprésentable. Si cette ironie est salvatrice car elle permet de désamorcer l’appareil de domination, la magnifique ellipse qui était au cœur du film de Buñuel fait par contraste du film de Jacquot un sage travail d’adaptation, un bon exercice de style. Comme si le passage à la couleur n’avait pas su rendre compte des nuances dont il est question chez Mirbeau : « Voyez cet horizon poudroyant, là-bas… C’est bleu, c’est rose, c’est frais, c’est lumineux et léger comme un rêve… Il doit faire bon vivre, là-bas… Vous approchez… vous arrivez… Il n’y a rien… Du sable, des cailloux, des coteaux tristes comme des murs. Il n’y a rien d’autre… Et, au-dessus de ce sable, de ces cailloux, de ces coteaux, un ciel gris, opaque, pesant, un ciel où le jour se navre, où la lumière pleure de la suie… Il n’y a rien… rien de ce qu’on est venu chercher…» Chez Jacquot, il y a bien cet horizon poudroyant, un esthétisme pictural, dont il dote il faut dire magnifiquement Léa Seydoux : dans ses robes noires ou bleues et blanches, elle tranche ou se fond parmi les fleurs roses et blanches des jardins ou à l’horizon de la mer azurée. Reste que cette beauté plastique, comme une efficace mise en scène, qui fait d’autant mieux apparaître l’ingratitude de la situation sans renchérir sur la misère pour Benoît Jacquot peut laisser, dans une certaine mesure, sceptique.
Renoir avait choisi sur fond de comédie américaine édulcorée le terrain de la lutte des classes, et « un happy end contraire à tout principe révolutionnaire », Buñuel – avec le déplacement dans les années 1930 – celui du fétichisme (si présent dans Cet obscur objet du désir) et de la psychanalyse, ainsi que de l’hypocrisie sociale (l’objet du Charme discret de la bourgeoisie). Jacquot pécherait-il donc bien par littéralité ?
La force corrosive de la critique sociale chez Mirbeau est cependant telle qu’on ne peut être insensible à une telle défense et illustration de l’impossibilité à sortir de sa condition, et partant d’une liberté toute relative : certes Célestine pose un choix in fine parmi deux propositions (Buñuel choisit parmi celles-ci), alors qu’il pourrait y en avoir une troisième : les refuser toutes les deux (Renoir choisit une autre troisième voie en raison d’un personnage supplémentaire). C’est là que nous butons moins sur l’ « obscur objet du désir », animal et criminel lorsque Célestine dit de Joseph qu’il la tient, et qu’elle pourrait le suivre jusqu’au crime, que sur l’impossible échappatoire d’une condition dominée, irréductible aux propos de Célestine énonçant qu’elle n’a jamais eu d’esprit de conduite, façon de dire qu’elle n’a pas de suite dans les idées… C’est ce pessimisme non-antisceptique pour le coup qui est à l’œuvre au sein de ce qui a été qualifié d’ « épopée de la servitude humaine », d’une « servitude civilisée », et que Jacquot fait sienne et actualise en y considérant « un écho direct avec le climat sociopolitique actuel » (esclavage salarié, antisémitisme ici pris à sa racine au moment de l’affaire Dreyfus, discrimination sexuelle). C’est ce à quoi nous assistons comme spectateurs, certes impuissants, mais invités à avoir de la conduite… Comment Jacquot, en suivant au plus près la chronique de Mirbeau, rend compte de son découragement mais aussi de son retentissement à l’écran.