Plus qu’un film de maison hantée, La Maison du diable est avant tout le portrait cruel d’une femme au bord de la folie. Magistralement mis en scène, impeccablement dirigé et dialogué, le film n’a pas pris une ride et reste, probablement, la plus éclatante réussite de Robert Wise.
Eleanor Lance (Julie Harris) est une femme d’apparence plutôt banale. Après avoir passé onze ans de sa vie à soigner une mère malade, elle est aujourd’hui hébergée par sa sœur et le reste de sa famille qui ne manquent jamais une occasion de lui rappeler combien sa présence est encombrante. Dépossédée de tout, il lui faut jusqu’à quémander auprès de sa belle-famille la voiture dont elle est pourtant à moitié propriétaire. Seule, sans amis et sans homme dans sa vie, Eleanor souffre d’une certaine fragilité psychologique, prête à craquer dès qu’une de ses nièces se moque d’elle. Victime d’un total manque de considération, elle semble soudainement revivre lorsqu’un médecin, le Dr Markway, l’invite à passer quelques jours dans une grande et lugubre maison afin de vivre une expérience extrasensorielle. Comblée par ce qu’elle prend pour une considérable marque d’attention, la jeune femme rassemble ses affaires et part sur le champ, trop heureuse d’être enfin attendue, voire désirée, quelque part.
Mais avant même qu’Eleanor n’ait rejoint la maison, les indices pleuvent quant au caractère sans retour de cette expérience inhabituelle. Sur la route qui la mène au lieu énigmatique, la jeune femme, filmée face caméra alors qu’elle est en train de conduire, est submergée par un flot de pensées qui démontre combien elle semble (trop) attendre de cette rencontre. Tout comme Marion Crane dans Psychose d’Alfred Hitchcock, réalisé trois ans auparavant, la détermination du personnage principal à quitter une vie passée détestée pour aller droit vers l’inconnu est un signe de danger, mais un danger totalement diffus dont on ne cerne absolument pas les contours. Pourtant, l’apparition soudaine de la maison, personnage à part entière, massive et totalement inaccessible, semble dessiner très clairement la zone géographique d’un danger, explicitement formulé lors d’un prologue où est retracée la tragique destinée des différents occupants de la maison. Malgré les mises en garde du gardien de la maison, Eleanor n’écoute que son instinct qui lui dicte combien cette expérience est une chance inespérée de tout simplement devenir quelqu’un. Avant que le docteur n’arrive, Eleanor est rejointe par une autre participante, Theodora (Claire Bloom), une femme tout aussi élégante que glaçante, qui aurait le don de lire dans les pensées. Rapidement, entre les deux femmes se nouent une relation particulièrement complexe, dominée par Theodora dont l’attitude ambiguë marque à la fois un trouble sexuel et une certaine cruauté envers Eleanor dont elle connaît les faiblesses.
Dès la première nuit, les deux femmes sont confrontées à de violentes manifestations sonores. Effrayées, elles se blottissent l’une contre l’autre en tentant d’identifier précisément la provenance de ces bruits. Si la dimension surnaturelle de cette scène ne fait aucun doute, l’affirmation du médecin selon laquelle rien n’était audible depuis l’extérieur de la maison, laisse entendre qu’il n’existe aucune perméabilité entre l’extérieur et l’intérieur. Mais avec ses innombrables pièces, ses longs couloirs, ses portes qui s’ouvrent et se ferment toutes seules, son escalier branlant dont on atteint que péniblement le sommet, l’architecture de la maison n’est rien d’autre que l’inconscient d’un personnage récemment disparu. Effrayée par les miroirs ou les multiples figurines qui peuplent les immenses pièces, Eleanor s’imprègne totalement de cette psyché grandeur nature, refusant de quitter la maison lorsqu’on le lui demande. Progressivement possédée par l’esprit et l’histoire chargée des lieux, elle est de plus en plus confrontée à des manifestations surnaturelles. Mais la mise en scène de Robert Wise, d’une perfection époustouflante, en multipliant les plongée vertigineuses, les mouvements brusques de caméra et en donnant à chacun de ses plans une perspective pour le moins effrayante, sème définitivement le doute sur la personnalité de la jeune femme. Hystérique, pathétique, frustrée, culpabilisée, persécutée, Eleanor finit par se perdre dans le labyrinthe de ses pensées tortueuses. La Maison du diable, plus qu’un modèle d’un genre, reste avant tout le portrait bluffant d’une femme qui a peu à peu perdu tout point d’accroche avec la réalité.