Robert Wise fait partie de ces cinéastes chanceux ou malchanceux dont l’histoire a retenu le titre des œuvres pour oublier le patronyme. Qui, en effet, n’a jamais regardé ses deux plus grands succès, West Side Story et The Sound of Music (La Mélodie du bonheur)? Mais qui sait qu’un dénommé Robert Wise est bel et bien à l’origine de ces deux films ? La popularité de ses œuvres ne lui a jamais permis de se placer au panthéon des auteurs, à l’image d’un Hitchcock ou d’un Hawks. Et pourtant, en quarante ans de carrière, l’éclectisme de celui que l’on désignait comme « le technicien pur » a su conquérir le cœur d’un public très large, de curieux et d’avertis, amateurs de comédies musicales ou passionnés de films noirs. Sa filmographie, qui comprend trente-huit films réalisés entre 1944 et 1979, ne compte pas moins de huit films fantastiques dont trois de science-fiction, trois westerns, cinq films noirs, six mélodrames, trois films musicaux, quatre films de guerre, et un péplum. Bien loin de la mégalomanie d’un Orson Welles qui exerça sur lui une influence décisive à ses débuts, la personnalité discrète de Robert Wise s’efface au profit de son œuvre. L’histoire de ce cinéaste est aussi celle de l’Amérique, de l’âge d’or des studios comme celui de la RKO jusqu’à l’apogée des films musicaux. Cet hommage, présenté dans le cadre de Paris Cinéma, nous permet de revisiter quelques grands classiques qui ont fait en leur temps le bonheur du box-office, et de découvrir certains films au budget réduit, mais non moins essentiels dans la carrière d’un homme devenu désormais un incontournable du cinéma américain.
Le cas Wise : un « technicien pur » ?
« In America, nothing is impossible. » Cette phrase emblématique, extraite de West Side Story, pourrait servir d’introduction à la carrière exceptionnelle du cinéaste. Au commencement était le jeune Robert Wise, enfant de la Dépression, qui au moment de la crise de 1933, délaisse bien vite des études de journalisme pour entrer comme coursier dans les studios de la R.K.O. Rapidement, T.K. Wood, le directeur du département de montage-son du studio engage le jeune Wise qui prend vite goût au travail d’assistant monteur. Robert Wise tient alors entre ses mains les pellicules de films musicaux des années trente et les corps virevoltants de Fred Astaire et de Ginger Rogers. Au commencement, donc, étaient le montage et la bande-son : deux éléments déterminants qui composèrent, au fil des décennies, le style de l’apprenti cinéaste. C’est durant ces années à la RKO que Robert Wise fait deux rencontres décisives : celle d’Orson Welles puis celle de Val Lewton. Le jeune monteur fait ses armes à l’école du premier, en travaillant sur Citizen Kane, puis sur The Magnificent Ambersons (La Splendeur des Amberson). Le destin de Wise croise alors celui du producteur Val Lewton, responsable à la RKO des films d’horreur à petit budget. Ce dernier va lui offrir sa chance en lui demandant de remplacer Gunther von Fritsch sur le tournage de The Curse of the Cat People (La Malédiction des hommes-chats). Le film s’affiche comme une réplique de La Féline réalisé en 1942 par Jacques Tourneur avec Simone Simon. Si ce premier essai n’égale pas l’efficacité du chef d’œuvre de Tourneur, The Curse of the Cat People reste une œuvre surprenante, qui délaisse les effets de peur et d’angoisse chers aux films d’épouvante de la RKO, pour convoquer l’univers d’enchantement et la féerie propres aux contes pour enfants. Entre songe et réalité, cette fable sur l’enfance et la solitude invite, parfois maladroitement, le spectateur à pénétrer dans le monde imaginaire et fantasmatique d’une petite fille esseulée.
Après une incursion dans le western, genre qui ne lui sied guère, et la réalisation en 1948 de Blood on the Moon (Ciel rouge), avec Robert Mitchum, la star montante de la RKO, Robert Wise réalise l’année suivante son œuvre la plus prometteuse, The Set-Up (Nous avons gagné ce soir), film à petit budget qui plonge le spectateur dans le milieu sordide et les coulisses de la boxe. Ici, la durée de l’action coïncide avec la durée du film. Le montage des scènes de lutte, rapide et efficace, alterne les plans de combat sur le ring et ceux des visages des parieurs assis dans la salle. Ces hommes et ces femmes, affamés de violence, assistent à la montée en puissance puis à la victoire d’un lutteur vieillissant, donné au départ comme perdant. La virtuosité technique est renforcée par le style quasi documentaire. Car derrière le ring et en coulisses, derrière ce réalisme frappant, demeure un constat social, celui d’un homme en lutte face à une collectivité corrompue. Avec The Set-Up, Wise prouve qu’il n’est plus un simple monteur : il est bel et bien devenu un réalisateur au talent prometteur.
« J’ai toujours considéré le son comme un élément de première importance mais je n’avais jamais eu la possibilité de l’utiliser à fond comme je l’ai fait dans ce cas précis. » déclare Robert Wise au sujet de l’une de ses réalisations favorites, The Haunting (La Maison du Diable) qu’il tourne en 1963. The Haunting marque une étape importante dans la filmographie du cinéaste et fait figure d’œuvre exemplaire, pour deux raisons : elle met en lumière, d’une part, l’importance de la bande sonore dans le travail de mise en scène de Robert Wise, et elle interroge les spécificités d’un genre particulier, le fantastique. Expérimentation sur la frontière entre le visible et l’invisible, The Haunting met en scène trois individus réunis autour d’un médecin, spécialiste des phénomènes paranormaux, qui se retrouvent dans un manoir hanté. Cette maison du diable, décor principal de l’action, devient peu à peu le personnage central du film lorsqu’elle réveille, dans l’inconscient des êtres qui l’habitent, l’angoisse et le sentiment de culpabilité. Les extérieurs, tournés en infrarouge, permettent une mise en relief du moindre détail, la voix-off qui guide les faits et gestes du personnage d’Eleonore, incarné par Julie Harris, donne consistance au subconscient d’un personnage asexué, rongé par la culpabilité du décès de sa mère. L’utilisation d’objectifs déformants donne vie au moindre recoin du manoir, à l’image de la lourde porte en bois qui se distord et se déforme sous le poids de forces invisibles. Cris, chuchotements, frôlements et grincements se font d’autant plus présents que rien n’est vu. Grâce à l’économie de moyens et au traitement du son d’une richesse remarquable, Robert Wise donne une matérialité au fantastique, et réalise un film qui n’est autre qu’une expérience de la peur et de l’angoisse jusqu’à la perte des repères, jusqu’à la folie même.
Le genre et le dépassement des genres
Au commentaire politique, social ou philosophique, au scénario à message, le cinéaste privilégie avant tout l’histoire et les personnages. Pour Wise, un message ne doit pas servir de prétexte à l’élaboration d’un film et à l’entreprise scénaristique. C’est à l’inverse l’histoire qui, à travers la mise en lumière d’une individualité, d’une destinée, peut avoir valeur d’exemple. De la série B jusqu’au film de science fiction, en passant par le western, le film noir ou la comédie musicale, Wise s’est essayé à de nombreux genres : quel est alors le point commun entre ces films si disparates ? La caractérisation des personnages, leur humanité suscitent la passion du créateur. Le personnage joué par Robert Ryan dans The Set-Up, celui de Robert Mitchum dans Blood on the Moon, de Susan Haywark qui reçut l’oscar de la meilleure actrice pour son émouvante interprétation dans I Want to Live ! (Je veux vivre !), magnifique plaidoyer contre la peine de mort dénonçant la machinerie judiciaire et l’inéluctabilité de la condamnation, tous, incarnent des héros esseulés et ambivalents, oscillant entre Bien et Mal, luttant pour leur survie dans un monde qui leur fait affront. Dans The Body Snatcher (Le Récupérateur de cadavres), les relents gothiques et le noir et blanc de Wise siéent parfaitement à Boris Karloff, à l’ambiguïté de ce personnage grinçant de pauvre hère solitaire. À l’encontre des rôles habituels de l’acteur, le machiavélisme de Karloff est effrayant, car très justement teinté d’humanité.
« Larger than life »
En 1961, West Side Story ne rafle pas moins de dix oscars, dont celui du meilleur film, tandis que quatre ans plus tard, le monde entier s’émeut devant The Sound of Music (La Mélodie du bonheur), récompensé, à son tour, par cinq statuettes dorées pour les meilleurs film, réalisation, montage, prise de son et adaptation musicale. Consécrations commerciales, ces deux comédies musicales ne font pas seulement figure de spectacle pour les yeux. On peut être ému par les compositions musicales exaltantes de Leonard Bernstein dans West Side Story ou agacé par la mièvrerie démodée des chansons de Richard Rodgers et d’Oscar Hammerstein II dans The Sound of Music, l’impact de ces œuvres sur les cœurs et les esprits, sur l’histoire du cinéma mondial, est incontestable. Car, Robert Wise ne s’est pas contenté de réaliser deux films musicaux populaires, il introduit au sein d’histoires chantées et chorégraphiées une dimension politique et une critique sociale. Chez Wise, le chant devient élément dramatique à part entière. En ce sens, ces deux films dépassent les frontières du genre, glissant quelques clins d’œil parodiques ou tragiques aux résonances toutes contemporaines, retraçant à travers le croisement de destinées tout un pan de l’histoire mondiale. Mais surtout, les mises en espace et en son de Wise érigent le chant et la danse en symboles de lutte et de révolte, en actes de résistance. Grâce aux procédés d’abstraction mis en place par Wise et son co-réalisateur Jerome Robbins dans la scène d’ouverture de West Side Story (mouvements de grue, panoramiques et plongées sur New York, puis resserrement jusqu’aux quartiers de l’Upper West Side de Manhattan), la frontière entre le rêve et la réalité est abolie. Les mouvements fluides et aériens de la caméra légitiment la présence tournoyante et musicalisée des petits caïds lorsque la bagarre se fait ballet, et l’on s’enfonce peu à peu dans les bas-fonds de New York pour assister à une nouvelle version de Roméo et Juliette, à une histoire d’amour sur fond de règlements de compte entre deux bandes rivales, les Sharks immigrés portoricains et les Jets, visages de l’Amérique blanche. « We are sick, we are sick, we are sick, sick, sick » clament les Jets dans une danse parodiant un procès de jeunes délinquants. À coups de couplets, de soubresauts et de pas de danse, ils se battent pour le contrôle de leur territoire.
À l’image de West Side Story, The Sound of Music est une histoire de frontières que l’on repousse, de barrières à franchir. La première moitié du film, qui se déroule en Autriche à Salzbourg durant les derniers jours heureux des années trente, compose une sorte de roman d’apprentissage. L’héroïne, Julie Andrews, quitte le couvent et est envoyée comme gouvernante chez le baron von Trapp, veuf, officier de marine et père de sept enfants. La nouvelle nounou et ex-Mary Poppins tente d’apprivoiser le père et les enfants, par ses talents de musicienne et sa gracieuseté inconvenante qui frise l’indécence face à ces petits rejetons élevés à coups de sifflets : ne sont-ils pas la réminiscence d’anciennes jeunesses hitlériennes ? C’est l’époque de l’Anschluss, les Allemands prennent alors possession du territoire autrichien et ferment les frontières. Anti-fasciste, la famille Von Trapp décide de prendre la fuite et de gagner la Suisse en traversant les montagnes. Si le To Be or Not to Be d’Ernst Lubitsch réalisé en 1942 était résolument impertinent, vingt plus tard, The Sound of Music qui nous replonge dans l’histoire européenne des années trente, peut paraître franchement démodé. À sa sortie, le film est conspué par la critique : quel « maelström de guimauve et de sottise » ! Quarante plus tard, transportant toute sa désuétude au fil du temps, The Sound of Music ne peut égaler la beauté enivrante des numéros musicaux de West Side Story, mais exerce encore un certain charme mêlé de candeur surannée.