Premier film modeste d’un jeune réalisateur, La Môme Xiao est issu de cette volonté des cinéastes chinois d’exhiber au public occidental la misère qui accable leur pays. Le réalisme ici est poussé très loin puisque tous les acteurs sont des non-professionnels et les décors authentiques. Tout cela n’est pas sans nous rappeler les démarches des cinéastes italiens d’après-guerre et leur besoin d’évoquer cette situation sans artifice cinématographique. Et dans le cas de la Chine, ce besoin s’impose.
Alors que la Corée n’en finit pas de se cacher derrière un cinéma de « qualité » sensible à l’imagerie de carte postale, que le Japon ne sait plus très bien quoi filmer de lui-même et qu’Hongkong n’arrive plus à se filmer ayant perdu son identité, la Chine, elle, ou du moins la part de son cinéma qui arrive jusqu’à nous, n’en finit plus de vouloir se montrer telle quelle et sans concession. Le Mariage de Tuya, Le Dernier Voyage du juge Feng ou encore Still Life : tous ces films l’année dernière témoignaient du désir de dresser une image de la Chine autre que celle que tente d’imposer (assez maladroitement d’ailleurs) le gouvernement chinois (bien décidé à faire valoir son « rayonnement »). Ce mouvement cinématographique, proche du néoréalisme, a de quoi alarmer sur l’état de la nouvelle Super Puissance Mondiale. Car le bilan dressé glace le sang.
Ainsi cette Môme Xiao vient nous parler de la précarité et des moyens mis en œuvre pour la combattre dans les plus basses sphères de la population chinoise. Par exemple : comment se faire de l’argent avec une gamine paralysée des deux jambes ? Tout simplement en l’installant sur le trottoir avec une petite coupelle, en attendant qu’une âme charitable veuille bien y déverser quelque menue monnaie, ce qui est un moyen comme un autre pour rentabiliser les handicapés. C’est en tout cas de cette manière, en « investissant » dans l’achat d’une petite fillette de onze ans paraplégique, rebaptisée pour fêter l’événement Xiao (« Papillon »), qu’un couple de chinois pense pouvoir subvenir à ses besoins. L’idée semble simple et efficace, mais plusieurs problèmes peuvent entraver à sa bonne conduite. Tout d’abord, il ne faut pas qu’un passant, trop pris de pitié pour la môme, se propose de prendre à sa charge les soins pour la guérir, sa maladie étant le gagne-pain du foyer. Ensuite, il faut se méfier de la concurrence, car beaucoup d’enfants estropiés traînent dans les rues, ce qui est mauvais pour le business. Enfin, il faut éviter de se prendre d’affection pour le bambin, comment bien l’exploiter sinon ? C’est pourtant ce qui arrive à la femme du couple : cette sotte finit par considérer Xiao comme sa propre fille et s’y attacher. L’homme lui, plus lucide, plus droit, n’a que faire de ce genre de sentiment et tente, quoi qu’il arrive, de faire tourner son petit « commerce ». Quant à la petite fille, elle a les yeux impassibles et résignés de ceux qui ont accepté leur triste sort.
Peng Tao, pour raconter cette charmante histoire, filme en DV, caméra à l’épaule et en éclairage et décors naturels, méthode bien connue pour renforcer le « réalisme », pas que la mise en scène se veuille neutre (chose impossible) mais effacée. Rien de bien révolutionnaire ni transcendant si on compare ça à la poésie lyrique qui confère leur force aux films de Jia Zhang-ke. On pourrait même lui reprocher un petit excès de zèle dans sa façon de charger un peu trop son scénario (qui brasse, entre autres, le problème des coûts des soins médicaux, du trafic d’organes et des petits caïds de quartier). Malgré tout, l’aspect documentaire et le refus de tout effet dramatique fonctionnent en empêchant le film de sombrer dans le misérabilisme. Ici, les dérives morales de l’arrivisme du peuple chinois ne sont que les conséquences du fulgurant modèle capitaliste qui s’est érigé ces dernières années sous leurs yeux : la logique de survie s’y confond de façon aberrante avec celle de la réussite sociale et du profit. Le regard froid « à chaud » de Peng Tao met surtout en évidence l’indifférence du gouvernement pour la population dont il est censé s’occuper, la livrant à elle-même. Des murs effrités aux immeubles en ruines, des camions rouillés aux routes dégradées, des teintes blafardes des villes aux mansardes miteuses, tout, dans La Môme Xiao et dans la vision de la Chine qu’il divulgue, tient du sentiment d’abandon absolu. Et on ne peut décemment pas en vouloir aux laissés pour compte (à moins d’être de droite). C’est pourquoi, lors du dernier plan, le regard vide de la petite fille sur les camions qui roulent à toute allure devant elle, évoque immédiatement le hors-champ du film : l’immonde cérémonie d’ouverture des JO de Pékin mise en scène par Zhang Yimou, toute de faste et de prestige, de paillettes et de feux d’artifice, d’hypocrisie fraternellisante et de nationalisme exacerbé. L’obscénité se situe exactement dans ce décalage.