Après l’étonnant Borgman, au récit truffé d’ellipses et de zones d’ombre, Alex van Warmerdam revient avec un film bien plus simple et direct, guidé avant tout par le plaisir du jeu et de la narration. Une sorte de récréation pour le cinéaste, qui s’amuse à jongler avec des situations attendues pour embarquer public et personnages dans une ronde absurde. Le titre original résume cette ambition ludique : Schneider vs. Bax déroule la confrontation entre deux tueurs à gages comme un programme abstrait, une équation à résoudre, un duel épuré. Soit d’un côté Schneider, père de famille idéal, mais cachant aux yeux de tous sa redoutable activité. Et de l’autre Bax, écrivain bougon, qui vit au bord d’un lac et noue avec ses proches des relations tendues. À partir de ces deux figures, Alex van Warmerdam élabore un scénario en apparence limpide, tendu par un enjeu basique, visant à préparer le face-à-face ultime entre les deux héros. Mais cette ligne droite est sans arrêt brisée par de nombreux virages, et l’intervention de multiples intrus qui font obstacle au conflit principal : une fille dépressive, une prostituée menacée, un grand-père lubrique, et autres témoins gênants, qui débarquent par surprise et viennent complexifier l’intrigue.
Forêt des songes
Homme de théâtre, peintre, Alex van Warmerdam conjugue depuis longtemps ses passions à l’écran. Son écriture reprend avec une indéniable efficacité des recettes éprouvées sur les planches : décor quasi-unique, action concentrée sur une journée, rebondissements empruntés au vaudeville, avec ses portes qui claquent, ses gags à répétition et ses improbables quiproquos. Dans cette mécanique parfaitement huilée se glissent néanmoins des éléments plus troubles, des éclats d’humour noir et des visions inquiètes. Si l’influence du surréalisme paraît beaucoup moins nette que dans Borgman, où planait le fantôme de Buñuel, elle continue d’irriguer l’univers du réalisateur, et comme souvent chez lui, le paysage se transforme en forêt des songes, où les humains s’enfoncent et disparaissent, s’aventurant dans l’inconnu. Les marais charrient des secrets refoulés, une maison vide et abandonnée devient le refuge de l’inconscient.
Alex van Warmerdam prouve encore une fois son talent pour construire un espace très graphique : Bax évolue dans une masure toute blanche, cernée par l’eau et les herbes folles, tandis que Schneider vient à lui en fendant les roseaux. La mise en scène investit ce territoire avec gourmandise, variant les points de vue grâce à un découpage précis. Dans ses premiers films (Abel, Les Habitants, La Robe ou Le P’tit Tony) Alex van Warmerdam avait développé un style immédiatement reconnaissable, marqué par des plans fixes savamment composés, et une volonté de s’affranchir de tout naturalisme. Refusant de s’enfermer dans une posture d’auteur, il a depuis assoupli sa méthode, qui s’inscrit aujourd’hui dans une démarche plus fluide, plus réaliste, sans rien perdre en ambiguïté : sous ce vernis classique, la perversité de ses histoires semble d’autant plus retorse. La photographie, dotant chaque séquence d’une forte luminosité, participe à cette sensation d’étrangeté, plongeant le film dans un climat halluciné, tel un rêve en plein jour.
Double fond et tiroirs
Schneider possède dans son hangar de beaux placards à double fond, où il dissimule armes et postiches sous d’inoffensifs pots de peinture. Bax manipule quant à lui des boîtes remplies à ras bord de médicaments et d’excitants divers. À leur manière, Alex van Warmerdam envisage son film comme un coffre à jouets, une fiction à tiroirs mêlant tous les registres, et mixant comédie, western, thriller ou drame psychologique avec le même entrain. Drôlerie et violence alternent en permanence, se rejoignent parfois. Le cinéaste en profite aussi pour recycler ses motifs récurrents, sur un mode plus léger : famille dysfonctionnelle ou satire des mœurs bourgeoises sont de nouveau au menu, comme autant d’obsessions tapies sous le divertissement. Une profondeur que le titre français permet de mettre en relief : si le but de Schneider est bien, au sens premier, de « faire la peau » à Bax, il s’agit également pour Alex van Warmerdam d’atteindre une certaine nudité, de se dépouiller petit à petit des oripeaux du film de genre pour se rapprocher des corps et toucher l’os, dans une conclusion d’une grande force.