Au seuil de son premier film, tourné en 1986, Alex van Warmerdam se présente à nous en vieux garçon reclus dans sa chambre, vêtu d’un simple pyjama, épiant ses voisins à travers des jumelles, dans un mélange d’innocence et de perversité : soit un véritable autoportrait du cinéaste en voyeur, lui qui tout au long de son œuvre future ne cessera de porter sur le monde un regard torve et amusé. Metteur en scène déjà réputé au théâtre, Van Warmerdam signe pour ses débuts à l’écran une fable sarcastique, où un faux grand dadais refuse de quitter le cocon familial. Abel, 33 ans, n’a jamais mis le nez dehors et promène toujours sa dégaine ahurie entre une mère protectrice et un père castrateur. Poussant à l’extrême cette situation comique, le réalisateur impose d’emblée sa patte : goût pour les plans fixes et les décors artificiels, dialogues cruels et savoureux, humour froid et coupant.
De son passé sur les planches, il tire une solide expérience du plateau, réunissant ses personnages dans un huis-clos burlesque, transformant chaque saynète en petit ring domestique. Il en profite d’ailleurs pour dynamiter le drame bourgeois, dont il moque allègrement les conventions sentimentales et psychologiques : triangle amoureux et complexe d’Œdipe sont ainsi passés à la moulinette d’un scénario forçant volontiers le trait pour liquider tout esprit de sérieux. Ce jeu de massacre trouve son aboutissement dans une longue séquence oscillant entre rire et malaise, lorsqu’une jeune femme est invitée à dîner pour être présentée au fils. Le rendez-vous arrangé tourne au cauchemar sadique, où tous les rituels se détraquent : la conversation se dérègle au fil d’un échange absurde, la danse se réduit à une parodie désarticulée, tandis que la nourriture devient objet de répulsion – Abel et ses parents avalant d’énormes harengs en guise d’apéritif mondain.
Couleurs et lignes claires
Scénariste et acteur principal, Van Warmerdam épouse tout à fait le caractère de son héros, caustique et manipulateur, nonchalant mais obstiné. Également peintre de formation, il compose ses cadres avec une savante précision, animé comme Abel d’un souci de contrôle flirtant avec la maniaquerie. En résulte un style très graphique, aux lignes claires, entre Ozu et Tati. Si la maison baigne dans une obscurité funèbre, la ville apparaît par la baie vitrée comme une maquette en carton-pâte, avec ses barres d’immeubles et ses enseignes factices. Un tableau grinçant de la société moderne qui annonce par bien des aspects l’espace préfabriqué des Habitants, l’opus suivant du cinéaste qui le révéla en France. Son talent plastique éclate dans l’harmonie des couleurs, où dominent le bleu et l’orange, à l’image de l’horrible pull-over tricoté par la mère, qu’Abel porte fièrement comme un reliquat de son enfance dégénérée – et dont il finira par se défaire à la faveur d’une rencontre inespérée. Héritier du surréalisme, Van Warmerdam parsème enfin son récit de visions singulières (un manège érotique, des cendriers tournants, une mouche coupée en deux) sans jamais perdre de vue sa narration.
Car si le ton privilégie la farce, le regard de Van Warmerdam n’est pas dépourvu de tendresse, et une certaine émotion pointe même dans le derniers tiers, lorsqu’Abel découvre l’amour dans les bras d’une hôtesse de peep-show – d’autant plus qu’il confie le rôle de cette dernière à son épouse Annet Malherbe, qui l’accompagnera ensuite dans tous ses films. Un esprit de famille auquel le cinéaste néerlandais saura rester fidèle, puisqu’il s’entourera aussi de ses deux frères – Marc à la production, Vincent à la musique – et continuera à travailler avec ses comédiens fétiches, dont le formidable Henri Garcin, qui grâce à lui trouve pour la première fois un rôle dans sa langue natale. Si Abel n’atteint pas encore la maîtrise et l’ampleur foisonnante des Habitants, sa ressortie en DVD par ED Distribution permet de célébrer les trente ans de carrière d’un auteur original, dont les titres récents (Borgman, La Peau de Bax) laissent encore augurer de belles surprises à venir.