Depuis Abel en 1986, Alex van Warmerdam poursuit une œuvre singulière et toujours en mouvement, chaque film portant indiscutablement sa marque tout en rebattant les cartes de son propre cinéma. Auteur insaisissable, la réception de son travail en France a connu des hauts et des bas : découvert et acclamé dans les années 90 à la faveur du formidable Les Habitants, il a été longtemps ignoré par la suite (Grimm et Les Derniers Jours d’Emma Blank n’ont pas été distribués en salles ici) avant de ressurgir en 2013 grâce à Borgman, en sélection officielle à Cannes. Venu présenter La Peau de Bax lors de la Nuit du polar néerlandais au Reflet Médicis le 30 octobre, Alex van Warmerdam revient avec nous sur la fabrication de son nouveau film, ses obsessions et méthodes de tournage.
Quel a été le point de départ de La Peau de Bax ?
J’avais d’abord envie d’un film simple et léger. J’ai écrit une histoire courte autour d’un écrivain vivant au bord d’un lac, et qui un jour voit arriver chez lui un pêcheur dans une petite barque. L’homme lui demande de l’eau pour remplir son jerrycan. Il lui dit que c’est son anniversaire, qu’il doit préparer un dîner pour onze invités, et donc pêcher onze poissons avant de rentrer chez lui. Tout est parti de ce bref récit. Ensuite, j’ai commencé à rédiger un scénario, et j’ai laissé les situations me surprendre. Il est très difficile pour moi d’expliquer après coup le processus de l’écriture, je ne suis pas dans la théorie.
Le film mêle comédie et thriller : comment avez-vous trouvé l’équilibre entre humour et suspense ?
C’est un travail de composition, un peu comme en musique. J’essaie toujours de faire mes films avec le plus grand sérieux, et même si je suis conscient qu’ils contiennent de l’humour, ils se révèlent toujours plus drôles que je ne l’avais imaginé. J’invite souvent quelques amis à différentes étapes du montage pour recueillir leurs réactions : ils rient sans arrêt et c’est vraiment étrange pour moi ! Je m’y habitue à mesure que le film est montré au public – comme à Locarno où les spectateurs riaient beaucoup. Sans doute que je ne peux pas m’en empêcher, et que je suis incapable de réaliser un film sans humour.
Vos films ont souvent pour cadre une maison près de la forêt. Pourquoi êtes-vous si attiré par ce type de lieu et comment avez-vous trouvé l’endroit où vous avez tourné La Peau de Bax ?
Je voulais tourner dans les roseaux, afin de faire disparaître les personnages dans le paysage. Par ailleurs, j’ai beaucoup de souvenirs de mon enfance : mon père avait un bateau près d’Haarlem, en marge de la ville. Je connais donc bien les roseaux, la lumière qui s’y dégage, le bruit qu’on fait dans les marécages… Les problèmes ont commencé quand nous avons cherché un lieu pour le tournage. Aux Pays-Bas, la plupart de ces champs sont des zones protégées, à cause des oiseaux. La période de reproduction s’achève fin juillet, or nous voulions tourner en juin, et c’était très frustrant car on attendait l’autorisation, et on nous répondait sans cesse « oui, peut-être »… Tout dépendait d’un horrible petit rossignol qui pousse un cri atroce, et qui vole en toute impunité à travers l’Europe !
Rivières et lacs occupent une place majeure dans votre cinéma, et vous semblez prendre un certain plaisir à faire disparaître les corps dans l’eau : il suffit de repenser à Borgman ou Les Habitants…
Pour La Peau de Bax, je me suis pourtant limité et imposé certaines règles, comme ne pas filmer sous l’eau, puisque je l’avais déjà fait dans Borgman… Mais je suis aussi fasciné par les trous, les fossés : on en voit dans Les Habitants, dans La Robe, et au début de Borgman le héros sort d’un terrier … Je pense que tout cet imaginaire vient de ma jeunesse : quand vous grandissez aux Pays-Bas, vous trouvez partout des marais, de la boue, des ruisseaux. On jouait dans ce paysage humide, on y faisait des feux, et depuis c’est resté pour moi un espace merveilleux pour filmer.
Pour la première fois depuis Waiter ! vous tenez le rôle principal d’un de vos films, alors que vous incarniez des personnages secondaires dans Les Derniers Jours d’Emma Blank et Borgman. Était-ce un désir de votre part ?
Non, au contraire. Nous cherchions un acteur pour jouer Bax et n’avons pas réussi à le trouver. Je n’étais pas satisfait des auditions que nous avions fait passer. Et plus le tournage approchait, plus la solution paraissait évidente… Mais je ne voulais pas le faire ! Je voulais me concentrer sur la mise en scène, rester sur le plateau, dans mes propres habits ! Cela avait déjà été difficile de réunir tous les comédiens pour ce film, car ils sont très pris et travaillent beaucoup. Donc au final je me suis dit que j’allais jouer Bax, car au moins j’étais sûr d’être présent tous les jours sur le tournage ! Cela n’a pas été simple : d’habitude, lorsque je sais par avance que je vais jouer un rôle, je m’écris des répliques sur mesure. Cette fois j’ai dû m’adapter et j’ai eu plus de mal… Heureusement ma femme Annet Malherbe m’aide pour ces séquences : elle me dirige et me donne des indications derrière la caméra.
C’est finalement un bon choix pour le film, d’autant plus que votre personnage est à nouveau ici, trente ans après Abel, le fils d’Henri Garcin… Vous poursuivez avec lui une collaboration féconde depuis vos débuts. Comment l’avez-vous rencontré ?
Quand j’ai écrit le scénario d’Abel, je devais simplement jouer le rôle principal, mais pas réaliser le film. Un autre metteur en scène devait s’en charger. Et puis quelques semaines avant le tournage, à la suite d’un échange de lettres, il m’a dit : « Pourquoi ne pas le faire toi-même ? » Et comme je cherchais un comédien pour interpréter le père, il m’a signalé qu’il connaissait un Hollandais vivant à Paris, qui pouvait être intéressant. J’ai donc appelé Henri Garcin : il est venu aux Pays-Bas passer un test, et j’ai su immédiatement que ce serait lui. Il a depuis joué dans la plupart de mes films.
Entre vos premiers films (Abel, Les Habitants) et vos derniers (Borgman, La Peau de Bax), votre style a évolué. Vous vous autorisez notamment davantage les mouvements de caméra.
C’est vrai, mais cela ne m’est pas encore tout à fait naturel… Je me sens toujours plus à l’aise en me fixant des contraintes. Quand je prépare mes story-boards, je découpe l’action en plans simples, fixes. Après, sur le plateau, j’essaie d’introduire une certaine dynamique au sein des séquences. Par contre je n’utilise jamais la caméra comme instrument de narration, pour raconter l’histoire : elle ne bouge que si mes personnages se déplacent eux-mêmes.
Vous dessinez toujours un story-board avant chaque film ?
Oui, car je ne suis pas doué pour improviser. Certains réalisateurs ont une grande imagination lorsqu’ils arrivent sur le plateau. Moi, dans ces moments-là, je suis comme une sorte de zombie, et il y a tellement de choses à contrôler par ailleurs que je me sentirais perdu si je ne faisais pas de story-board en amont.
Vous êtes aussi peintre. Quelle influence cela a‑t-il sur votre travail ?
Je passe beaucoup de temps à composer mes images, notamment à évacuer les détails. Par exemple, nous avons beaucoup travaillé pour ce film en post-production sur le paysage : j’ai d’abord commencé par éliminer les arbres très hauts qui bouchaient la vue, et finalement j’ai presque tout supprimé. Ces arbres donnaient à la nature un côté accueillant, où l’on imagine bien des gens venir se relaxer et faire du sport, et je n’en voulais pas ! J’ai donc tout enlevé, et je procède de façon assez proche en peinture.
À quoi ressemble actuellement le cinéma dans votre pays ?
C’est toujours difficile pour moi d’en parler, je vois très peu de films néerlandais. D’un côté, il se produit beaucoup de films commerciaux, des « feel-good movies » que je ne supporte pas. Ils touchent un large public, mais je les vois rarement. D’un autre côté, on trouve aussi des films « art et essai » parfois très ennuyeux, qui me déplaisent autant. L’industrie du cinéma aux Pays-Bas est réduite, beaucoup de films sont adaptés de best-sellers.
D’où vient alors le cinéma qui vous a inspiré ces derniers temps ?
L’an dernier, quatre films m’ont vraiment plu : Léviathan, Under the Skin, Mommy et It Follows. Quatre films bien faits, excitants. Devant Under the Skin, je me suis parfois senti jaloux, ce qui m’arrive très peu ! En plus le film est rude, pas toujours plaisant à regarder, comme la scène avec le bébé qui pleure sur la plage… Quand je l’ai vu aux Pays-Bas, une partie du public s’en allait à ce moment précis. Ils trouvaient cela trop perturbant…