Des rapports de l’auteur à ses personnages, le cinéma en a déjà parlé : de fait, Waiter ! prolonge presque exactement le jubilatoire et méconnu Des nouvelles du bon Dieu, de Didier Le Pêcheur, en privilégiant cette fois le point de vue de l’auteur-démiurge. Cela étant, une volonté d’absurde et une image plutôt aride pas forcément justifiées desservent le film.
Edgar est serveur dans un restaurant, depuis vingt-cinq ans. Son quotidien est rythmé par ses relations avec des clients universellement mesquins, son collègue et seul ami Walter, sa maîtresse légèrement envahissante, sa femme coincée dans un lit d’hospitalisation à domicile, et ses voisins mafieux. Un jour, il décide que ça suffit, et se rend chez Herman, l’auteur du scénario de sa vie pour lui demander de changer un peu tout ça.
Alex van Warmerdam a de multiples casquettes sur ce film : il interprète son personnage principal, est l’auteur du scénario, et est également à la mise en scène. C’est donc, fondamentalement, Van Warmerdam lui-même qui se remet en question, et qui remet en question tout le processus créatif qui intervient dans une œuvre de fiction, grâce à la vertigineuse mise en abyme que constitue ce film. Herman, l’auteur dans le film, lance à un Edgar excédé par les turpitudes épouvantables de sa vie, qu’il est un « personnage moderne », pour justifier ces vicissitudes, autant que l’ennui qui semble servir de toile de fond à toute son histoire. Par sa voix, c’est donc le scénariste-réalisateur-acteur qui justifie ses propres choix esthétiques. Dans quelle mesure était-il besoin d’un tel aveu ? Car quand bien même l’humour pince-sans-rire omniprésent ressortirait de ce choix, il sonne avant tout comme une justification.
L’humour difficile, sombre et blessant du film s’exprime à tous les niveaux de récits. Les scènes où la marionnette-Edgar subit son existence placent le spectateur en position de sadique jubilatoire : on sait qu’il est manipulé, on ne fait qu’attendre de voir se dévoiler les prochaines idées d’un scénariste perfide avec lequel, évidemment, une inconfortable identification intervient très tôt. L’image, sombre, nocturne, ou bien baignée dans un jour grisâtre, le rythme volontairement lent — là où un humour moins froid eut demandé une rapidité enlevée — et la mise en scène passablement statique, très horizontale, permettent de créer un univers narratif hors du temps, à valeur de symbole. Alex van Warmerdam y interprète Edgar avec un flegme remarquable, et subit les évènements avec une résignation tranquille. C’est principalement là que le bât blesse : car si Edgar refuse de se laisser diriger à la guise de son scénariste, il n’ira jamais plus loin qu’une protestation de principe. Fatalisme suprême, donc, que celui de ce personnage qui se sait manipulé, prend les choses avec une parfaite sérénité, sans jamais vouloir faire preuve de personnalité ou de libre arbitre. Lorsque l’un des autres personnages (car ils sont finalement plusieurs à venir demander des comptes à leur créateur) se plaint de devoir faire quelque chose à l’avenir, le scénariste lui lance « Mais je ne te laisserai pas le faire !» Pas un instant cependant, le scénariste ne s’interrogera sur la morale due à ses créations. Pour lui, seul comptera le déroulement de l’histoire, qu’elle ne soit pas « nulle ».
De par le fatalisme des personnages et le détachement irresponsable du scénariste, le potentiel dramatique de la décision finale, celle d’inscrire le mot « fin » et ainsi, de tuer définitivement ses créations, perd toute importance. Certes, cela revient à placer le scénariste de fiction dans le même registre, à l’humour sombre et froid, que ses personnages ; à lui faire subir, les mêmes tourments, pour finalement constituer un ouroboros fictionnel qui exprimerait la cruauté arbitraire de l’artiste-dieu. Mais il faut bien avouer que l’image universellement grise, la mise en scène passablement statique et l’entropie qui préside au scénario nient à ce récit l’étincelle de vie qui en eût fait une mise en abyme artistique véritablement riche.