En circonscrivant dans un premier temps le monde de l’intime à l’habitacle d’un taxi arpentant les rues de plusieurs petites villes algériennes, le réalisateur Amor Hakkar semble s’inscrire dans l’héritage du Goût de la cerise et de Ten d’Abbas Kiarostami. Sauf qu’ici, la démarche répond moins à une exigence d’éprouver le réel face au pouvoir de la fiction que d’atteindre l’objectif de confronter la société patriarcale algérienne à l’un de ses nombreux tabous : la stérilité masculine. C’est donc sur cette dichotomie spatiale que le réalisateur joue pour explorer les zones de contradictions : derrière les vitres de sa voiture que rien ne dissimule, Ali est rongé par l’inquiétude de ne pouvoir donner d’enfant à son épouse, déjà mère de deux filles nées d’un précédent mariage. Souhaitant échapper aux possibles soupçons de son entourage, Ali mise alors sur l’éloignement géographique pour mener des tests médicaux susceptibles de le rassurer sur sa fertilité. Il dessine alors peu à peu une bulle autour de ses préoccupations, un rempart de fortune pour se protéger du jugement de l’autre. C’est d’ailleurs dans ce même espace qu’Ali dissimulera ses résultats, permettant au réalisateur de jouer un peu artificiellement sur le sens réel de cette quête de vérité.
Parcours croisés
Peut-être parce qu’Amor Hakkar et sa co-scénariste Florence Bouteloup se sont heurtés aux limites de l’incarnation, ils ont jugé nécessaire de confronter le personnage d’Ali à une sorte de reflet inversé : celui d’une jeune femme tombée enceinte hors mariage et répudiée par sa famille. L’enfant manquant de l’un face à l’enfant encombrant de l’autre avec pour épée Damoclès la condamnation sociale : l’équation est a priori trop simple pour ne pas laisser craindre un glissement vers une sur-écriture des enjeux. Et c’est effectivement ce qui arrive lorsque la future mère désœuvrée décide de porter plainte contre Ali, l’accusant d’être le seul responsable de son état et lui demandant logiquement réparation. En concentrant à ce point l’enjeu du métrage (la honte, le non-dit) autour d’une artificielle confrontation entre deux personnages au bord de la marginalisation, le réalisateur prend le risque d’enfermer son propos dans un didactisme aux intentions parfois contradictoires. En effet, à vouloir prendre le parti d’Ali, le film renvoie son adversaire féminin à la seule malhonnêteté de ses intentions, occultant cette complexe nécessité qui l’a probablement poussée à accuser un innocent. Ne parlons même pas de son avocate, féministe sourde et aveuglée dont le combat – sûrement indispensable dans d’autres cas – devient ici totalement illégitime aux yeux du spectateur.
La fuite
Cette longue parenthèse scénaristique, si elle avait pour objectif de mettre le personnage d’Ali à l’épreuve de sa honte et de sa culpabilité, ne semblait pas indispensable pour autant. Interprété avec pudeur et emphase par Nabil Asli (déjà remarqué dans les films de Merzak Allouache), le chauffeur de taxi expérimente suffisamment aux travers de ses errances et ses multiples silences une solitude qui dit beaucoup de son décrochage progressif. Arrivé à un point-limite de son existence qui le condamne à se couper en deux, Ali voit son équilibre se disloquer au profit d’un non-dit devenu intolérable dans ce contexte culturel bien spécifique. Si le titre du film oppose au parcours désastreux du jeune homme l’existence d’une fameuse « preuve » , c’est que le réalisateur a eu l’intelligence d’embrasser la subjectivité de son personnage principal en érigeant les choix de ce dernier – parfois difficilement compréhensibles – comme seul moteur du récit. En laissant de côté toute tentative d’autopsie sociétale universaliste, La Preuve démontre que chacun développe en soi suffisamment de ressources pour devenir un enfer pour lui-même. Et ce n’est déjà pas si mal.