Grâce à la World Cinema Foundation fondée par Martin Scorsese, il nous est possible de redécouvrir l’un des films fondateurs du cinéma sud-coréen : La Servante de Kim Ki-young. Réalisée en 1960, soit cinquante ans avant le mauvais remake commis par Im Sang-soo, l’œuvre originale révèle une violence psychologique peu commune dans le cinéma d’alors. La mise en scène tirée au cordeau ne laisse aucun répit jusqu’au final, totalement déconcertant.
Objet totalement hybride et inhabituel, La Servante convoque immédiatement de nombreuses références cinématographiques : on pense aux Diaboliques de Clouzot, à Psychose d’Hitchcock, mais aussi aux premiers films d’Ôshima (Contes cruels de la jeunesse, etc.) qui allaient lancer la nouvelle vague du cinéma japonais au début des années 1960. De ces références, Kim Ki-young semble avoir nourri un intérêt pour la peinture frontale, ironique et cruelle de ses contemporains, flirtant avec une grandiloquence qui, si elle fait toujours sens, pourrait déconcerter les spectateurs d’aujourd’hui. Il faut dire que, finalement, avant son explosion dans les salles de l’hexagone ces dix dernières années, le cinéma sud-coréen est resté longtemps méconnu et que cette lacune n’aide pas forcément à appréhender un film comme celui-ci.
Pourtant, le scénario est, en apparence, ce qu’il y a de plus classique : un étranger (une servante dans le cas présent) s’immisce dans le quotidien d’un foyer apparemment structuré pour y mettre un désordre morbide et pulsionnel. Si le canevas n’a cessé de faire des petits par la suite (comment ne pas penser à Théorème de Pier Paolo Pasolini réalisé en 1968 ?), Kim Ki-young a ici la singularité de scruter ses personnages avec une cruauté très frontale. Dès le début du film, le réalisateur parsème celui-ci d’indices qui nous éclairent sur le dérèglement à venir d’un système de valeurs pour lequel la jeune servante n’est qu’un révélateur inconscient : l’homme, professeur de piano, s’endette pour répondre aux exigences matérialistes de sa femme tandis que leur plus jeune fils prend un malin plaisir à humilier sa grande sœur dont le handicap relèverait, pour ses parents, d’une absence de volonté. Débauchée d’une usine où le mari dispense des cours de musique, la domestique est introduite dans le foyer par une pimbêche manipulatrice qui n’est pas totalement étrangère au suicide de l’une de ses camarades.
En partant sur de telles bases, il était à prévoir que la cohabitation ne pourrait se dérouler sous les meilleurs auspices entre les différents membres de la communauté. Pour amplifier le sentiment de malaise, le réalisateur adopte des partis-pris esthétiques troublants. En multipliant les zooms suivis de fondus enchaînés très rapides, Kim Ki-young semble mener chaque plan vers une conclusion précipitée et souligne le caractère inéluctable de la destinée de cette galerie de personnages aux bas instincts mal maîtrisés. La caméra multiplie les angles et les fortes contreplongées comme pour mieux écraser les protagonistes de cette mauvaise farce. Scrutés tels des animaux en cages, ils évoluent dans un décor étouffant où les rares perspectives et ouvertures (comme les fenêtres) sont systématiquement bouchées par une servante aveuglée par son délire et sa soif de vengeance. La bande-son (parfois saturée de musique assourdissante) ne fait qu’amplifier l’inconfort du spectateur.
Difficile de ne pas s’interroger sur le caractère social du film quand le duel s’organise entre une famille aux aspirations matérialistes et une jeune femme démunie qui, à force d’ignorer les codes bourgeois, fait exploser le schéma d’une domination économique. C’est d’ailleurs cet aspect qu’accentuera (mais sans aucune subtilité) Im Sang-soo dans son mauvais remake de 2010. Ici, le tour de force de Kim Ki-young est plutôt de flirter avec un rapport de classes tel que l’imaginait Buñuel (L’Ange exterminateur) et de ne jamais jouer un jeu hypocrite avec le spectateur. L’outrance n’est pas gratuite et participe du dynamitage de certaines valeurs, allant même jusqu’à rendre directement complices de cette mauvaise farce ceux qu’on prétend habituellement innocents (les enfants). Et sans qu’on s’y attende une seconde, le réalisateur ose même le twist final pour mieux brouiller les motivations initiales de ce terrifiant jeu de massacre.