Ôshima n’est pas l’homme d’un seul film (L’Empire des sens), mais bel et bien un des cinéastes les plus importants de la seconde moitié du vingtième siècle. La reprise en salle de ses premiers films donne l’occasion de voir ou de revoir une partie de l’œuvre d’un cinéaste finalement peu connu.
Un an après la rétrospective d’une des parties de l’œuvre de Mizoguchi, Carlotta fait resurgir un cinéaste japonais trop oublié, ou plutôt trop peu connu pour ce qu’il est vraiment, en la personne de Nagisa Ôshima. Parce qu’il a défrayé la chronique avec L’Empire des sens, le reste du cinéma d’Ôshima a depuis souvent été oublié ou ignoré par ceux qui, l’ayant découvert sur le tard, cherchaient dans chacun de ses films cette dose de choc et de sexe qui semblait être la marque de fabrique de ce cinéaste. Mais L’Empire des sens est tout simplement un grand film, et n’a pas seulement été un coup de génie tombant à pic dans une époque (les années 1970) qui se gargarisait de libérer la sexualité, les mœurs, les pulsions enfouies de chacun. Parce qu’il a d’emblée été culte, L’Empire des sens a échappé à son auteur et l’a finalement écrasé.
La redécouverte des premiers films d’Ôshima permet d‘apprécier à leur juste valeur l’intelligence et la constance de ce cinéaste. L’Empire des sens n’a pas été un succès parce qu’il arrivait au bon moment, mais bien parce qu’Ôshima, depuis le début, prenait le pouls de la société qui l’entourait. Dès son premier film, on sent que quelque chose est en train de se clore, qu’une page du cinéma japonais est sur le point de se tourner, et qu’une écriture cinématographique, un style nouveau, semble voir le jour. Ôshima prend le tournant des années 1960, tout comme la Nouvelle Vague le fait en France. Avec lui, le Japon sort de l’après-guerre : la jeunesse que nous voyons à l’écran n’a pas connu directement les conflits et les catastrophes. Et c’est de cette jeunesse dont va nous parler Ôshima dans cette trilogie. Quelles sont ses aspirations ? Comment se positionne-t-elle vis-à-vis de ses aînés ? Comment filmer cette jeunesse ? Comment rendre compte avec justesse, lyrisme et poésie de cette effervescence des corps ?
Ôshima : le premier des « modernes » japonais
Une ville d’amour et d’espoir, le premier film d’Ôshima inédit en France, est non seulement intéressant pour ce qu’il est, notamment parce qu’il met en germe ce que vont être par la suite les obsessions de son auteur, mais aussi parce qu’il symbolise une transition en train de se faire dans le cinéma japonais. Avec Contes cruels de la jeunesse, le film suivant, sorti seulement un an après, la transition est faite et une nouvelle ère, que l’on peut qualifier de moderne (même s’il faut prendre des pincettes avec ce mot), s’ouvre alors. Mais avec Une ville d’amour et d’espoir, Ôshima n’a pas encore trouvé sa forme, et semble s’inscrire dans la lignée du cinéma classique japonais, de Mizoguchi à Naruse en passant par Ozu, qu’il a par la suite si vivement critiqué. Seulement, çà et là, quelque chose de nouveau apparaît. Le mouvement des corps à l’écran n’est plus en adéquation avec les formes classiques de mise en scène.
Avec À bout de souffle de Godard et Shadows de Cassavetes, Contes cruels de la jeunesse, en s’intéressant à une nouvelle génération, va faire passer le cinéma mondial dans une nouvelle ère. Des corps nouveaux, des idées et des aspirations nouvelles vont logiquement donner naissance à un nouveau cinéma. Le style d’Ôshima est beaucoup moins limpide et transparent que celui des cinéastes japonais précédents. La caméra est plus sauvage, elle suit les corps, s’immerge dans le réel comme simple témoin, flirte avec la peau et le désir. Chaque image dégage une impression d’exaltation forte. Les corps face à nous sont périssables et incroyablement vivants. Ils brûlent littéralement de désir. Le grain de la peau est sensible, et ce à un point tel que l’on aurait envie de la mordre à pleines dents.
Ôshima a su sortir dans la rue et affronter les paysages dans lesquels il allait inscrire son histoire, sans chercher à faire de belles images léchées du chaos urbain ou de la misère, mais bien en saisissant le monde brutalement, nerveusement, captant au passage des lumières magnifiques, des oranges, des jaunes, des verts… Dans L’Enterrement du soleil, certaines séquences de transition semblent prises sur le vif, à même la rue ; le tout accompagné par une musique à la fois énergique et tragique. Car le désespoir chez Ôshima ne va pas de pair avec une mise en scène lente et contemplative. Ôshima opte pour un rythme vif, brutal, sans apitoiement pour qui que ce soit. Pas de longs regards ou de longues expressions chargées de signifiant, et ce à l’inverse de ce que le cinéma asiatique produit aujourd’hui. Ôshima ne souhaite en aucun cas écraser le spectateur, lui faire sentir le tragique avec du poids et des sous-entendus, mais désire le plus simplement du monde lui mettre une claque sèche. Ce sont des films courts qui tracent autant que leurs personnages. Le désespoir, l’incommunicabilité et le nihilisme ne prennent pas la forme de longues poses statiques et langoureuses dans des plans cadrés au millimètre. Ôshima, comme Godard et Cassavetes, ressent cette urgence de montrer à tout prix, de confronter sa caméra au réel sans toutefois tomber dans le chaos de l‘agitation. Ôshima est, en vrai cinéaste, quelqu’un qui compose ses films à l’aide du mouvement, de l’espace et de la lumière. Il est dur de décrire ou de faire comprendre l’impact de certains plans ; mais tout, visages, gestes et paysages, s’impose et dégage une force sensorielle rare.
Critique mais désespoir
Cette trilogie de la jeunesse manifeste de la part d’Ôshima une volonté de faire une critique radicale non seulement de la société, mais aussi des moyens mis en œuvre par ceux qui veulent changer cette société. Humanisme de fillette immature, anciens étudiants politisés, rêves délirants d’un retour à la grandeur du Japon impérial, ou fuite en avant vers la jouissance immédiate : tous ces personnages savent que le monde dans lequel ils vivent n’est pas acceptable, tolérable et qu’il convient de le transformer. Mais Ôshima n’a pas de réponse et constate finalement que chacun s’anéantit en croyant atteindre quelque chose.
Dans Une ville d’amour et d’espoir, une jeune fille riche se prend d’affection pour un jeune garçon pauvre qu’elle veut aider. Elle vit chez son père, dans une grande maison surplombant la ville. Elle ne voit le reste de la ville que de haut et ne peut alors en avoir qu’une idée biaisée, comme déformée par un humanisme de pacotille correspondant à des rêves de justice de petite fille immature. Ce jeune garçon renfermé, dont le visage est un masque ne laissant passer que quelques rares éclairs d’émotion, est contraint d’avoir recours à un stratagème malhonnête afin d’assurer à sa sœur et à sa mère malade un semblant de subsistance : il vend des pigeons qui, lorsqu’ils s’échappent, reviennent chez lui. Dès ce film, Ôshima affirme son désir de ne pas céder à l’angélisme. La misère sociale, la situation dans laquelle se trouve ce jeune homme, l’oblige à commettre de tels actes. Il n’est pas que l’ange malheureux, la victime pure et sans tache. Sa condition sociale le pousse à l’avilissement.
Masao, ce jeune étudiant pauvre, est d’une certaine manière proche du jeune adolescent dans Allemagne année zéro de Rossellini. Ôshima et Rossellini ne cherchent pas à pénétrer la psychologie de ces adolescents, par peur de leur prêter des sentiments faux. Dans les deux cas, ces jeunes gens sont mystérieux, fermés. Frappés par ce que la vie leur a infligé, ils se renferment sur eux-mêmes, ne laissent presque rien transparaître et restent des énigmes pour ceux qui tentent de les approcher et de les aider. Ils agissent mécaniquement afin de permettre à leurs familles ou à ce qu’il en reste de survivre. Ils semblent avoir été coupés dans leur élan et se retrouvent contraints de faire des choses qu’ils n’auraient jamais imaginées faire. Ils ont été brutalement sortis de leur enfance, alors que ceux de leur âge continuent de grandir dans une certaine forme d’insouciance.
Ce qui contribue fortement à troubler Masao, réside dans le fait qu’il ne peut comprendre véritablement les raisons pour lesquelles ces jeunes femmes souhaitent lui venir en aide. Il se méfie, par peur pour lui, par peur de montrer ce qu’est véritablement sa vie : il craint de ne pas être raccord avec l’image que l’institutrice et la jeune bourgeoise ont de lui. Les moments où il semble s’ouvrir sont toujours interrompus, et ce avec peu de tact, par ceux qui veulent l’aider. Comme si, aveuglées par elles-mêmes, ces jeunes femmes refusaient de regarder ce qui se passe dans la tête de ce jeune homme. Dès ce premier film, à la facture somme toute assez classique, Ôshima dresse le constat d’une barrière totalement infranchissable entre les classes sociales, et met à mal l’idée que la simple bonne volonté viendra à bout des différences et de la misère.
Dans Contes cruels de la jeunesse, le désir d‘aller au bout de soi, de mettre à mal les fondements d’une société trop molle pour ces jeunes en fusion, est présent même dans les moments les plus sinistres, les plus à même de glorifier une attitude nihiliste et cruelle. Ôshima bouscule les idées reçues sur les conflits de générations conçus comme l’affrontement de deux blocs, celui de la guerre et celui de l’après-guerre. En opposant les deux sœurs, Ôshima montre que la vie après-guerre au Japon a déjà connu plusieurs phases. La grande sœur et la petite sœur ne sont pas les mêmes, ne vivent pas dans le même monde. La première a une expérience de la vie que la seconde se doit de nier et de repousser. Ce petit écart des années, si infime aux yeux de la grande Histoire, est pour Ôshima absolument capital.
Les jeunes qui après la guerre ont souhaité prendre leur destin en main afin de changer le monde ne peuvent, au début des années soixante, que constater leur échec. Les plus jeunes, en le sachant plus ou moins, vivent avec l’échec de leurs aînés. D’où le désir conscient ou inconscient qu’ils ont de vivre pleinement, de brûler et, au fond, de s’anéantir. Makoto et Kyoshi prennent leur destin en main, mais n’entendent pas passer par la politique en vue de modifier la société. Ils ne peuvent concevoir véritablement ce qu’est la société. Il s’agit pour eux de vivre des expériences individuelles et personnelles fortes, de s’oublier dans un vertige. Le monde est nié. Sans se le dire, ces jeunes recherchent la mort. Makoto est encore une adolescente. Elle a en partie grandi sans sa mère, et n’a pas eu à supporter l’autorité forte d’un père qui, au fil du temps, s’est usé. Une sœur désabusée, un père fatigué, Makoto, inconsciemment, a besoin de fuir hors du foyer, à la recherche de sensations fortes, aussi stupides soient-elles.
Dans L’Enterrement du soleil, film incroyablement sinistre, le bidonville est comme une immense crevasse : une fois au fond, impossible de remonter à la surface. Toute l’action se passera dans ce trou qui, déjà, sonne comme le trou dans lequel ces personnages vont être enterrés. Aucune échappatoire possible pour ces gens. Leur quartier, comme la condition sociale qui est la leur, est empreint d’une profonde fatalité que rien ne semble pouvoir changer. Il n’y aura ni rédemption, ni happy end, et certains gestes violents et déments seront comme autant de cris absurdes dans le néant.
Dans ce film, un jeune homme ayant quitté le petit cercle de voyous auquel il appartenait est rattrapé par son passé et se voit contraint de reprendre ses activités illicites. Ce regard, qui un temps avait fui et entrevu autre chose que cette triste carrière qui était la sienne, possède un certain recul, un semblant de moralité. Il est hautement conscient de l’aspect désespéré des choses. La jeune et belle Hanako, aussi charmante que méticuleusement organisée quand il s’agit d’assurer de façon crapuleuse sa subsistance, s’éprend de ce jeune homme. Cet amour soudain lui ouvre à nouveau les yeux et lui fait admettre que cette vie n’est pas acceptable, et que quelque chose de neuf doit advenir. Le regard que porte le jeune homme sur ce monde réveille la conscience enfouie de cette femme. Car au plus profond du désespoir et de la cruauté, ces personnages savent que cette situation ne peut durer, qu’elle est vouée à déboucher sur un grand changement, sur une guerre à venir, sur une catastrophe purificatrice qui donnera naissance à un nouveau monde forcément meilleur. Au bout du tunnel s’entrevoit l’apocalypse…
Ces trois films s’acheminent vers la mort et la destruction. Des êtres se rencontrent, s’attirent et s’anéantissent. Le but recherché est finalement l’assouvissement du désir. Cette recherche prime sur tout. La moralité des moyens mis en œuvre afin d’atteindre la jouissance est secondaire. Entre le désir et l’assouvissement de ce désir, le meilleur chemin à prendre est le plus court. Chez Ôshima, les hommes et les femmes brûlent pendant une courte période, et disparaissent en ne laissant que des cendres.