Des hommes en uniforme, une femme qui se lave avec soin et douceur, une enfant frétillante qui court dans le sable… Le Sri Lanka est un pays en guerre où vie quotidienne et petits plaisirs côtoient sans cesse la violence la plus redoutable. C’est par le biais de la beauté, du silence, de la contemplation sans jugement moral, que Vimukthi Jayasundara nous montre des vies perdues d’avance, et dont la seule espérance reste l’innocence d’une enfant. Le film a obtenu la Caméra d’or au dernier festival de Cannes, prix mérité tant la photographie est éblouissante. Cependant, on déplore l’absence de véritable fil conducteur dramatique qui empêche le spectateur de se laisser emporter jusqu’au bout dans ce feu d’artifice esthétique.
On le sait, le Sri Lanka est en guerre, déclarée ou implicite, depuis de nombreuses années : c’est un pays que les militaires (« Tigres » tamouls entre autres) sillonnent, surveillent, toujours armés, jamais absents. Leurs armes à la main, ils se fondent dans le paysage, dans un rythme de vie bien étrange. Vimukthi Jayasundara, s’il filme en de rares moments la violence physique pure, s’est plutôt attaché à montrer une omniprésence de l’arme, de la violence sous-jacente, de celle qui n’est plus synonyme de terreur tant elle est habituelle, commune, voire acceptée. Il n’y a d’ailleurs pas de combat, que celui-ci soit civil ou militaire : on nous dévoile un état de choses.
L’action, ou plutôt le décor, est un petit village où l’eau est à peine courante, où les maisons ne tiennent que, semble-t-il, par la bonté divine, où la vie est ritualisée à l’extrême : chaque matin, la maîtresse de maison fait sa toilette, observant les mêmes gestes, puis le bus arrive, et le départ au travail en ville de la belle-sœur annonce le début de la journée. L’épouse, toujours au même endroit, trompe son mari, qui, à son tour, fait de l’arbre de l’infidélité de sa femme le lieu de la sienne. Ces scènes pourraient paraître bien anodines ou insensées si elles n’existaient pas parmi d’autres, comme le passage des blindés et des tanks, ou un meurtre, par lequel l’humanité se perd dans la barbarie.
Et, justement, c’est la proximité des mouvements de vie et de guerre qui frappe l’esprit : là où tout devient mécanique, les mots de guerre et de paix perdent leur sens politique, deviennent des notions abstraites que l’on s’acharne à ne pas prononcer. Dans un paysage vide, où tout est calme en apparence, se dégradant en fait petit à petit, où la conscience se meurt, la solitude, l’isolement humain et donc émotionnel, grandit. Le réalisateur ne porte cependant aucun jugement sur cette ruine de l’âme, et fait de ses personnages des carapaces en quête perpétuelle de relations : les uns et les autres trompent leurs conjoints, se rapprochant ainsi du monde extérieur par le contact physique ; un homme achète une radio et s’en félicite lors d’une des rares paroles du film, trahissant le malheur de la coupure au monde, à l’information mais aussi à toute voix étrangère. Une tante vit grâce au lien de confiance qu’elle tisse avec sa nièce, la seule enfant du film. Et celle-ci, seul espoir de la « communauté » (mot un peu fort pour qualifier un groupe d’hommes aussi éloignés géographiquement, vivant seuls parmi d’autres solitudes), noue des amitiés partout, même avec le vieil homme que personne n’approche, tant l’indifférence, le non-événement est devenu la règle.
Il s’agit donc de montrer, non d’expliquer quoi que ce soit, et montrer d’une fort belle façon. Par la construction de l’image, le choix des lumières, chaque mouvement ou chaque immobilité, un sens se crée. Une scène entre deux hommes, l’un civil, l’autre agent de l’armée, les placent tous deux dans un fossé, une arme plantée dans le sol comme une séparation mais aussi comme le garant de la situation : car si tous tentent de faire d’autrui un compagnon, ils en sont pour l’heure séparés. La caméra balaye des terres arides, où les arbres sont à moitié secs à moitié renaissant, où le sable, doux lorsqu’il ralentit les pas de celui qui le foule, devient un bourbier quand la pluie s’est décidé à inonder le village. Tout ce qui est visible devient alors le moteur d’une réflexion pour le réalisateur sur la situation de son pays. La lumière, particulièrement réussie, oscille entre la clarté presque aveuglante du jour, et la pâleur presque triste des fins de jours. Il n’est pas question de demi-mesure, ou de nuance, mais du mélange absurde de tout, mélange qui produit cet isolement au monde comme une incapacité à la distinction : la femme ouvre les volets, laisse entrer le soleil, mais pour mieux le stopper quand celui-ci est devenu insupportable. Lorsqu’elle se lave, elle le fait gracieusement, et l’eau, si rare, lui accorderait la liberté du corps entretenu si celui-ci n’était pas filmé, comme enfermé, entre les deux battants d’une porte. On ne saurait donc renier la beauté de ce film.
Cependant, on ne parvient pas à garder sa concentration jusqu’au dernier plan : tout d’abord parce que l’image, aussi belle et parfaite soit-elle, devient répétitive. Au fil des plans, le réalisateur, constructeur de l’image et donc de la signification qui en découle, se mue également en spectateur, et transforme la vision d’un pays en contemplation passive. Tellement habitué à voir, on fait passer les légendes récitées en fin de course à la trappe. Le scénario, on ne peut plus léger, apparaît alors comme un faire-valoir, une conclusion un peu impromptue. Certes, l’absence quasi-totale de dialogues comporte un sens au même titre que l’image. Vimukthi Jayasundara a déclaré vouloir faire un film « à la manière d’un poème, où les plans remplaceraient les mots ». L’image remplace le jugement, remplace l’explication didactique. Mais la contemplation est ici un brin lassante, et ne parvient pas tout à fait à remplacer un scénario.