Dans une forêt, un soldat européen et un jeune Bengali revenu à l’état sauvage cherchent à s’apprivoiser. À Calcutta, un architecte démarre un immense chantier et part à la recherche de son frère qu’on dit fou, reclus dans les bois. Pour son troisième long-métrage, Jayasundara prolonge ses interrogations sur la rupture entre l’homme et la nature, déjà au cœur de La Terre abandonnée, Caméra d’Or en 2005. Sur un sujet qui pourrait aisément sombrer dans les poncifs bien-pensants (la standardisation progressive de nos existences), le cinéaste fait preuve d’inventivité et d’intelligence à chaque scène. Chatrak pose un regard sensible et profond sur le monde et sur le cinéma, nous interrogeant sur ce que peut, encore, le septième art.
Chatrak ne relève en rien d’un manichéisme naïf qui opposerait le méchant promoteur en pleine déforestation barbare aux gentils illuminés fusionnant avec les arbres. Les uns n’ont guère plus raison que l’autre, car toute rationalité est évacuée par une forme de folie. D’un côté, l’onirisme perce dans la forêt des brèches mystiques (en écho à d’autres territoires filmiques de l’Asie, du cinéma de Weerasethakul à La Forêt de Mogari de Naomi Kawase). De l’autre, la folie des grandeurs érige des gratte-ciels comme autant de chimères enfantées par le monstre Dubaï. Chatrak circule entre deux paysages mentaux où le refuge délirant et le cauchemar entêtant se superposent à la réalité d’un pays en proie aux défigurations de la mondialisation. L’un est gagné par l’hallucination que diffusent, peut-être, ces champignons avalés par les deux vagabonds, saisis de rires hystériques et emportés par une étrange et absurde chorégraphie (où pointe ça et là une tension érotique). L’autre est la projection fantasmatique d’une capitale contaminée par d’illusoires sophistications occidentales, où les immeubles poussent comme des champignons. « Chatrak », justement, signifie champignon, ce végétal qui prolifère sans racine. Pour que se concrétise cette frénésie architecturale devenue banale, voire normative, la population est déplacée. Arraché à ses racines, l’homme est condamné à une errance en un espace stéréotypé ; il est disloqué, en perte de lieu, au sens géographique comme heideggérien. Intrinsèquement, le film de Jayasundara pose une question essentielle : qu’habitons-nous vraiment dans ce décor de la mondialisation ? Qu’est-ce qu’être-au-monde quand ne foisonne plus que l’immonde ?
Contre toute fatalité résignée, le cinéaste interroge la création. Rahul l’architecte et Vimukthi le cinéaste ont un projet commun, celui de donner forme à une vision du monde qui pourra être habité. Rahul est un homme bon, à l’écoute de ses ouvriers. Il croit encore en son art, mais l’expérimente dans la douleur, réalisant qu’il ne fait que détruire pour reconstruire une utopie dévitalisée. Tandis qu’il se voit condamné à une mécanique de la standardisation, le cinéma, cet autre art de l’espace, peut encore interroger celui-ci et la manière de l’habiter. Trop rares sont les films qui savent à ce point trouver des réponses poétiques et cinématographiques aux interrogations anthropologiques, philosophiques et politiques qu’ils soulèvent. Chatrak est une exploration continue des possibilités du champ, du hors-champ, de la profondeur de champ. Si le cadre est aussi un cache, les scènes dans la forêt abritent un jeu de cache-cache où les corps jouent dans le champ (la tenue de camouflage) et avec le hors-champ, en une exploration ludique mâtinée d’humour qui éloigne l’élégie à l’œuvre de toute boursouflure plaintive. Dans les décors urbains, les images sont investies de la hantise de l’engouffrement, comme autant de craintes (la terre s’effondre comme sous le poids inquiétant des buildings) ou de fuites salutaires. Ainsi de ce beau plan qui, tout en finesse, vient clore les vaines retrouvailles entre les deux frères : Rahul ouvre la portière de sa voiture à son frère pour le rendre à la profondeur de la forêt, vers laquelle il s’échappe après un instant d’apathie hésitante. Des trouées horizontales et verticales creusent l’espace, explorent ses forces, emportent les émotions. Comme dans ce plan délicat où Rahul est assis en hauteur dans le décor inachevé de son chantier, au bord du vide, face à la nature brumeuse et spectrale qui persévère à l’arrière-plan. Un travelling avant préfigure alors son geste fatal d’abandon désespéré au béton, transporté par le vertige de la mélancolie, cet « à quoi bon ? » qui hante tout créateur.
Le paysage est également très sonore. Chatrak fait partie de ces films « gueule de bois » qui se méfient de la parole, dont l’excès cache trop souvent un déficit de mise en scène. Il ne faut pas voir dans cette adhésion au mutisme, qui gagne nombre de films contemporains, une résignation facile à une quelconque mode auteuriste en bute contre l’hypermodernité d’un cinéma porté par tous les excès. Cette économie du verbe se met à l’écoute du chant de la terre cher à Hölderlin et Heidegger, à l’écoute d’un monde habité poétiquement, dans sa douleur comme dans sa démence salvatrice. Chatrak est un conte qui rompt pleinement avec les conventions de la narration occidentale, entrechoquant des blocs narratifs pour combattre l’unicité de l’histoire. Les failles du récit (qui est ce soldat ? pourquoi le frère a‑t-il sombré dans la démence ?) brisent le cheminement implacable du formatage.
Le geste cinématographique de Jayasundara n’est jamais gratuit ; il est d’une éclatante honnêteté. La manière moderne du cinéaste devient un geste politique contre l’uniformisation, redonnant le goût en perdition de l’Inde, territoire multiculturel cousu de plus de soixante langues et de milliers de dieux. Sous la poésie de ces images affleure le sous texte social. Sans le moindre misérabilisme, l’injustice transparaît au détour d’une scène. Des êtres délogés, dé-localisés, dans leur propre pays comme dans la forme mosaïque du film lui-même qui prend soudain une tournure quasi journalistique, témoignent face à la caméra. Chatrak est un champ où cohabitent des souffrances et des luttes insensées, un poème éthique qui redonne au cinéma la saveur de la résistance.