Les deux précédents films du Sri-Lankais Vimukthi Jayasundara avaient été tournés dans son pays (Entre deux mondes, sélectionné à Venise en 2009, et La Terre abandonnée, Caméra d’Or en 2005). Pour son troisième opus, à la demande du producteur bengali Vinod Lahoti, c’est au Bengale qu’il s’est rendu. Point de déracinement pour autant : nous n’avons pas ici affaire au regard qu’un étranger porterait sur une culture qui n’est pas la sienne. Le Bengale étant considéré comme le grand frère du Sri Lanka, Vimukthi Jayasundara s’y est senti chez lui, et l’on sent qu’il connaît ce qu’il filme et raconte, qu’il approche les paysages, les êtres, avec justesse.
Chatrak est déroutant. Il commence en pleine forêt, dont il fait ressentir la respiration, notamment par un travail sonore remarquable. Nous nous attendons à un film essentiellement contemplatif, mais il sera bien plus riche que cela. L’attention aux décors, à leurs ambiances, ne prend pas ici le pas sur le récit et sur les personnages, ce que l’on peut parfois regretter dans des films du même genre, par exemple dans Busong, également présenté à la Quinzaine cette année. En ouverture, celui que nous nommerons « le frère », un bengali ayant visiblement perdu la raison, rencontre un soldat blanc chargé de contrôler la frontière que les bengali tentent de franchir pour atteindre un pays prospère. Le film racontera t‑il la relation entre ces deux personnes ? C’est ce que nous pensons, mais il n’en sera rien. Nous quittons ces deux personnages pour en rencontrer un troisième, Rahul, le frère du « frère », qui vit en ville où il est architecte. Nous pensons que le film fera des allers-retours entre la ville et la forêt, mais le soldat ne réapparaîtra pas (comme l’a suggéré pertinemment le comédien qui l’interprète, il pourrait bien n’être qu’une projection mentale du frère), le frère juste à la fin. Pour autant, ces êtres restent présents dans notre esprit. Parce que Rahul cherche son frère, en le voyant nous nous projetons dans la forêt, nous demandons ce qu’il devient et ce qui a séparé les deux frères. Vimukthi Jayasundara n’explique pas, il dissémine quelques paroles, quelques indices, nous permettant de reconstituer l’histoire des personnages. Ravis de la confiance qu’il nous accorde, nous nous investissons dans le film, imaginons, interprétons.
Et nous nous laissons émouvoir par le personnage central de Rahul. Après avoir passé des années à Dubaï où il a gagné de l’argent, le voilà de retour au Bengale où il veut retrouver son frère qui n’a pas eu sa chance (il n’est pas parvenu à émigrer et est devenu fou). Rahul, mutique, est las : il supervise la construction d’immeubles parce qu’il faut bien le faire, mais le cœur n’y est pas. Et s’il s’obstine à rechercher son frère, on a l’impression qu’il fait comme s’il y croyait encore mais qu’il a perdu l’énergie nécessaire pour cela. Quoique entouré, Rahul est seul. À quoi pense-t-il ? À son frère ? Ça n’est pas sûr. Que ressent-il ? D’où sont nées ses blessures inconsolables ? Jeu impassible, démarche fatiguée, Rahul incarne la figure fascinante du mélancolique. À ses côtés, sa femme, interprétée par Paoli Dam (star au Bengale ici perçue sans fards), qui l’a attendu durant son exil et dont on ne sait rien. Qu’a-t-elle fait pendant ce temps ? Qui est cet homme qui vient lui mendier de l’argent ? Le film, très peu bavard, ne donne aucune réponse, libre à nous d’imaginer à notre guise.
Les décors dans lesquels s’inscrivent les êtres existent pleinement. La forêt, où s’est réfugié le frère qui semble y trouver un point d’apaisement (il reviendra en ville, mais ne le supportera pas et retournera à la hâte se cacher dans les arbres). La ville, ses immeubles en construction, dont la hauteur résonne avec celle des arbres, dont la grisaille tranche avec la verdure, ses rues peuplées et étroites. La ville, où Rahul se tuera au moment où son frère se sauve dans la nature. Faut-il lire l’opposition de ces deux territoires comme celle de la vie et de la destruction ? Nous le pouvons, mais le cinéaste n’insiste pas sur ce point. Quelques répliques nous font comprendre le malaise de la classe pauvre urbaine, mais Vimukthi Jayasundara semble savoir que nous connaissons ça, et l’on salue sa discrétion à ce propos. Ce qui prévaut, de toutes façons, n’est pas tant la précarité, les injustices urbaines, que le sentiment d’absurde qui étouffe Rahul. Si la nature échappe à la rationalité, c’est parce qu’elle est magique, alors qu’en ville rien n’a de sens. Dans la forêt, les corps se fondent dans le décors, en ville, la silhouette de Rahul apparaît vulnérable, engloutie par l’immensité des immeubles en chantier. L’approche n’est pourtant pas misérabiliste : on sourit souvent dans Chatrak, qui distille çà et là quelques touches d’humour, de situations ou paroles cocasses.
Hypnotique quand il filme la nature, délicat lorsqu’il montre la ville et ses difficultés, Vimukthi Jayasundara signe ici un récit à la construction fine, qui stimule avec bonheur l’activité du spectateur, et campe des personnages intrigants qui ne cessent d’émouvoir. Une belle réussite, donc.