Laurent Perreau, co-scénariste du Passager d’Éric Caravaca (2004), signe un premier long métrage tout en finesse, en suggestions, en secrets. À travers les portraits croisés d’un grand-père et de sa petite fille, Le Bel Âge tient le pari de réunir deux films en un : entre la jeune fille hantée par un avenir incertain et le vieil homme hanté par un passé qui s’effrite, s’impose un fossé qui ressemble étrangement à une passerelle. Le film dédaigne la piste du simple conflit générationnel pour proposer le portrait, tout en nuances et en demi-teintes, de deux solitudes qui se ressemblent plus qu’elles ne voudraient l’admettre.
Une jeune fille et un vieil homme dans une grande maison de campagne : Le Bel Âge commence par convoquer l’imaginaire des contes, des ogres, des forêts menaçantes et des demeures isolées et labyrinthiques. Seulement, la jeune fille a l’audace à fleur de peau, la révolte tonitruante et fragile, d’une adolescente moderne, et l’ogre – son grand-père – est plus mystérieux qu’effrayant. Claire, la jeune fille (Pauline Étienne), partage sa jeunesse entre la pratique fougueuse de la natation et l’éveil du désir amoureux ; Maurice, le grand-père (Michel Piccoli), qui l’a recueillie, cultive sa misanthropie dans une grande demeure vide, et garde le secret sur son passé d’ancien combattant et son engagement dans la résistance, qui pourtant ne cessent de le hanter. Ils vivent dans la même maison mais s’évitent. Ils ne se parlent pas, ou presque. Quand des mots leur échappent, ils sont durs, incisifs. À première vue, la grande maison ne laisse que peu de place à la tendresse.
Ces deux portraits, ou plutôt trajectoires, auraient pu constituer deux films très différents. On aurait, d’un côté, le tableau d’une adolescence dont les désirs se heurtent à des lois qui ne sont pas les siennes, et dont l’énergie trouve son expression dans le sport (la natation, en l’occurrence) – et ce serait la Naissance des pieuvres de Céline Sciamma ; de l’autre, celui d’une vieillesse qui se mure peu à peu dans le silence et la solitude, au risque d’oublier la jeunesse qui l’entoure – et ce serait Je rentre à la maison, de Manoel de Oliveira (le parallèle est favorisé par la présence de Piccoli). L’originalité du Bel Âge transparaît justement dans le refus de choisir – c’est-à-dire, dans la confrontation permanente de deux univers dont la rencontre pourrait sembler improbable, et se révèle pourtant d’une puissante cohérence.
Le film joue constamment de l’opposition et du contraste. Contraste entre deux types de jeu, d’abord : au charisme évident d’un Michel Piccoli dont la seule présence porte avec elle toute une mémoire, toute une histoire du cinéma, s’oppose la fraîcheur brute, toute neuve, d’une comédienne (presque) sans passé. Pauline Étienne, qui offrait récemment la même spontanéité à Qu’un seul tienne et les autres suivront, de Léa Fehner, accomplit avec fougue une partition complexe qui fait alterner impulsions et non-dits, coups d’éclat et douleurs secrètes. Face à elle, Michel Piccoli livre une prestation impressionnante, qui assume le passé et l’habitude du comédien qui transparaissent inévitablement en elle, tout en dévoilant des fêlures inattendues. La qualité de l’interprétation n’est pas un simple atout : elle est la force principale et nécessaire de ce qui est un film à personnages avant d’être un film à histoire. À personnages, c’est-à-dire à univers : à chaque personnage s’attachent un décor, une lumière, une musique, une façon de filmer. L’intelligence de la mise en scène réside dans sa capacité à se dédoubler, à épouser le personnage auquel elle se consacre. Du côté du grand-père, musique sinon classique, du moins symphonique, lumière chaude, décors feutrés (souvent en intérieur) et plans fixes viennent façonner un univers installé, à la mélancolie insidieuse. Du côté de la jeune fille, musique plus pop, lumière crue, décors pleinement réels (avec une prédilection pour l’urbain) et caméra à l’épaule dessinent l’univers inverse, celui du risque permanent, de l’incertitude quotidienne. Laurent Perreau et sa chef-opératrice Céline Bozon sont allés jusqu’à utiliser deux pellicules différentes : celle du grand-père tire vers la désaturation, celle de la jeune fille est au contraire colorée, vive. Deux esthétiques, deux styles – dont chacun est pleinement abouti – se font face. Les mondes ne se joignent pas.
Pourtant, le film ne cesse de mettre en avant les échos, les points de rencontre. Un improbable jeu de miroir se met en place du seul fait de la construction et du montage. Quand Claire fouille dans le passé de son grand-père à son insu, celui-ci ne comprend que pendant qu’elle dort qu’elle vient de remporter un championnat. Quand Claire verse des larmes devant la lettre d’un amoureux envolé – devant la disparition soudaine d’un possible avenir –, le grand-père pleure au souvenir d’un passé aux erreurs définitives. Quand l’une se cache sous le lit pour faire semblant d’être absente, l’autre fait semblant de ne pas l’avoir vue. Les deux personnages se rejoignent étrangement dans leur solitude, leur fierté – qui, justement, les tient à l’écart l’un de l’autre, chacun n’allant à la rencontre de l’autre qu’en son absence, ou pendant son sommeil. Dans leur regard et leur écoute, aussi ; car Claire comme Maurice sont de perpétuels guetteurs, à l’affût des signes, des sons, des images. Le thème de la surveillance – comme moyen maladroit d’appréhender l’autre -, qui conjugue le regard et la distance, l’attention à l’autre et la prudence, traverse tout le film. La première apparition du grand-père se fait à travers une fenêtre, la jeune fille guettant discrètement son arrivée derrière un rideau, pour mieux l’éviter. Plus tard, elle l’observera sur des images de vidéo-surveillance, dans une salle de jeu. Lui la regarde dormir. Observer en tenant l’autre à distance : la démarche, habilement mise en scène, se traduit par une acuité auditive et visuelle qui est celle des personnages mais contamine heureusement les spectateurs. Chaque détail appelle l’attention – qu’il s’agisse de bruits (robinet qui goutte, pas qui s’approchent ou s’éloignent) ou d’objets (lettres, papiers… ou coupe de championnat). Chaque détail est un possible signe.
Le titre pourrait être ironique – il l’est sans doute, mais finement, avec tendresse et sans cynisme. Si Claire a dix-sept ans, elle ne laisserait sans doute personne dire que c’est le plus bel âge de la vie (pour reprendre la formule de Paul Nizan) ; et le grand-père ne se souvient de sa jeunesse qu’avec une amère insatisfaction. Pourtant, c’est bien dans la conscience de l’âge que se joue la beauté d’une relation hantée de part et d’autre par le temps qui passe. À l’impossibilité, pour Claire, de donner une forme à son avenir, répond l’incapacité du grand-père à structurer la matière de ses souvenirs, à les énoncer, à les assumer. L’avenir et le passé sont également insaisissables et vaporeux, au point que la seule issue – qui est aussi le seul point de rencontre possible entre deux êtres tournés dans des directions opposées – est le présent, l’échange dans un moment déterminé et partagé. C’est ce dont témoigne un final magnifique, qu’il faut sans doute comprendre comme une ode au moment partagé – au moment présent – plus que comme une simple révélation. Cette ultime séquence est comme le point d’orgue de l’histoire d’une confrontation sans cesse repoussée. Elle suffit à faire oublier les quelques maladresses de récit (notamment dans le traitement des histoires parallèles, et plus particulièrement de l’histoire d’amour que traverse Claire), et à attirer in fine l’attention sur ce qui constitue l’essence même de ce beau film : l’histoire de deux êtres qui apprennent, au prix d’un aveu, à se regarder autrement qu’à travers une vitre, et de deux films qui parviennent finalement à se rencontrer.