L’intérêt du cinéma pour l’adolescence, âge de la vie propice à tous les mouvements, dérèglements, mises en crise, n’est pas neuf, mais paraît redoubler en France ces derniers temps. En particulier dans des films de femmes. Après les récents Et toi, t’es sur qui ? de Lola Doillon et Manue Bolonaise de Sophie Letourneur, c’est au tour d’une scénariste issue de la Femis de mettre en scène les premiers émois de jeunes personnages. Et d’affirmer par la même occasion un regard d’une fraîche maturité.
Soient trois moues boudeuses : Anne, la ronde immature ; son amie Marie, la mince aux grands pieds un peu gauche ; et Floriane, l’allumeuse qui attire l’attention de cette dernière. Trois corps vierges apprenant la difficulté à faire coïncider les désirs tentaculaires et neufs qui les étreignent avec l’irréductible réalité. Confrontation ? Certes, mais le décor qu’est la piscine et l’omniprésence de l’eau (Naissance des pieuvres est en quelque sorte le pendant aqueux de l’incandescent Ça brûle de Claire Simon) suggèrent une autre réponse : le glissement. Voilà peut-être le principe de ce film à l’atmosphère tout amniotique : trouver le point de glissement entre naturalisme et abstraction, monde intérieur et monde réel, normalité et douce folie.
Le film se distingue par la sérénité avec laquelle il esquive les écueils qui parsèment son chemin. Finesse de son traitement de l’obsession – celle qui, nourrie par l’impétuosité du jeune âge, conduit à commettre des actes étranges, absurdes rituels ou dégoûtantes preuves d’abnégation : le glauque spectaculaire qui menace, Céline Sciamma le tient magistralement à distance. Tout comme elle tient à distance la dimension « sujet de société » dans laquelle risque de verser un film abordant, entre autres, l’attirance pour une personne de même sexe. Mais Naissance des pieuvres est le récit d’éveils au désir et à son monde sans lois ni certitudes, pas celui d’un coming out, encore moins celui de la difficulté de construire son identité et de vivre sa différence en société.
Au risque de livrer une œuvre par trop abstraite en s’extrayant quasi totalement du contemporain et des dynamiques sociales, Sciamma fait le choix, en apparence radical mais au fond modeste et payant, de circonscrire à l’extrême son domaine d’observation, adoptant notamment une focalisation exclusivement jeune et féminine. Les parents restent ici absolument hors champ. Il serait exagéré d’y voir un discours sur leur désertion du domaine de l’éducation. Leur absence permet surtout de faire des jeunes personnages des sujets à part entière. Quant aux garçons, ils sont rares et ils sont l’Autre, l’Inconnu qu’on dévisage d’un air perplexe, qu’on entreprend de séduire ou qu’on ignore, qu’on mystifie ou qu’on utilise. Nulle haine, nul mépris dans cette représentation ; simple et juste affirmation d’un regard, celui du supposé deuxième sexe, si longtemps considéré comme l’étrange et fascinant continent noir par une gent masculine croyant son point de vue universel…
Cette affirmation du regard est l’un des éléments qui distinguent Naissance des pieuvres de Manue Bolonaise ou d’Et toi, t’es sur qui ? C’est loin d’être le seul. Avec son étonnant moyen métrage, Sophie Letourneur proposait un petit bloc brut, attachant et vivace quoique laissant sur sa faim, d’ethnologie des pré-ados. Entre pur naturalisme et distanciation salutaire (jeu flottant, regards caméra), ces derniers y manifestaient la volonté de se comporter comme des grands, déplaçant avec autant de sérieux que de volatilité la petite comédie des sexes à un âge où le désir ne s’est pas encore véritablement installé. De son côté, Lola Doillon offrait pour ainsi dire un mix gentillet et mollasson entre son père et Klapisch, un film totalement désincarné ne dépassant pas l’anecdote et la déclinaison de concept. Mais si l’une réussissait et l’autre pas, Letourneur comme Doillon misaient beaucoup sur la parole : tics du langage, bavardages tournant autour du pot, tergiversations. À rebours de cette tendance – qui fut aussi celle de L’Esquive –, Céline Sciamma opte pour le silence. Et les ambiguïtés.
En fait, Naissance des pieuvres rappelle surtout Douches froides d’Antony Cordier, lui aussi diplômé de cette institution aussi convoitée que décriée qu’est la Femis. Les adolescents (plus âgés chez Cordier), la moiteur et la promiscuité des salles de sport (natation synchronisée ici contre judo là), les désirs troubles, certes, mais aussi le naturalisme dévoyé et la clarté du regard. Invention d’un nouveau genre ? Peu importe. Apparition, en tout cas, frayant son chemin à égale distance de l’insignifiance et de la prétention – qui sont les deux plaies de l’auteurisme –, d’un jeune cinéma français humble et posé dont on peut attendre de belles choses s’il ose davantage.
Car le cinéma français a du mal à se passer du naturalisme (cette non-esthétique consistant à « faire-vrai », voire à « capter-l’air-du-temps »), ne serait-ce que comme base, comme élément… naturel. Ce à quoi, d’une certaine manière, n’échappe pas Céline Sciamma, qui fait pourtant preuve d’une belle ambition en se dirigeant insensiblement vers autre chose : gommage des indices temporels, géographiques et sociaux trop marqués, douce épuration, laconisme, espaces mentaux, présences brutes. Une horde de pieds courant sur un rebord de piscine ; une fille au coin d’un mur au premier plan, nette, épiant un couple s’embrasser au loin, flou ; une esplanade plantée de colonnes filmée comme un décor de science-fiction ; et puis ces corps maladroits ne trouvant pas toujours leur place au cœur de l’image… La découpe de l’espace est ingénieuse, aussi assurée que discrète. Il y a dans la profonde étrangeté du film une évidence, une fluidité, une absence de pose et de ridicule qui forcent le respect.
Manque pourtant quelque chose. Une rigueur du récit, une mise en scène plus offensive, une direction d’actrices plus intransigeante… – en un mot : une intensité. La scène de défloration, notamment, déçoit. Du choix des plans-séquences à l’implication des jeunes interprètes, tout est pourtant en place pour que quelque chose se passe, mais le miracle n’est pas au rendez-vous. Cette frustration locale, on la retrouve, plus diffuse, tout au long du film, qu’on sent pourtant à deux doigts de la belle réussite. Et qui emporte malgré tout le morceau lors de son finale lyrique. La partition de Para One y glisse des nappes électro vers l’envolée symphonique, les images au ralenti y sont empreintes tout à la fois d’une poignante mélancolie et du souffle vital d’une fin ouverte. Tout peut commencer. La naissance des pieuvres est aussi l’accession à l’âge des possibles.