1997. En Espagne, un jeune anglophone à l’accent français prétend être Nicholas Barclay, un Texan de seize ans disparu trois ans plus tôt. Il aurait été enlevé par une secte et séquestré en France. La sœur de Nicholas dit reconnaître son frère, mais c’est un certain Frédéric Bourdin qu’elle ramène en fait aux États-Unis. L’usurpateur d’identité comprend vite que sa famille d’adoption n’est pas dupe de son manège. Il devient complice malgré lui d’un secret bien plus lourd. Les uns protégeant les autres, quatre mois s’écoulent avant que Bourdin ne soit arrêté. Le garçon disparu ne sera jamais retrouvé… 2008. Les noms ont changé et la Louisiane a remplacé le Texas, mais l’essentiel est identique dans le projet cinématographique de Jean-Paul Salomé. Le réalisateur a su saisir le beau potentiel cinématographique du fait-divers, mais son respect pour les protagonistes des événements l’empêche de faire totalement sienne cette histoire dérangeante.
Aux yeux du spectateur, Frédéric Fortin, double fictionnel de Bourdin, passe du statut du présumé coupable, engoncé dans le costume macabre du jeune Nicholas, à celui de victime d’un drame qui n’a jamais lieu. Loin du bourreau au cœur froid jouant des émotions d’une famille meurtrie, il est l’incarnation de la solitude. Le film montre la détresse sourde d’un homme en mal d’amour, perdu dans ses contradictions, en recherche constante de contact et en fuite perpétuelle. Contraint au silence, prisonnier d’une identité périmée, Fortin, sous les traits à la fois juvéniles et anguleux d’un Marc-André Grondin bien choisi, étouffe dans la crasse d’un deux-pièces minuscule ou d’un mobile-home en désordre. Dans ces espaces trop étroits pour contenir son corps malhabile, il n’apparaît nulle part à sa place. Si le mutisme de ce personnage aux expressions ambiguës génère une certaine frustration, il permet aussi de voir se dessiner un être aux accents tragiques, en quête perpétuelle d’attention et de reconnaissance, quel qu’en soit le prix.
De Restons groupés (1998) à Belphégor (2001), d’Arsène Lupin (2004) aux Femmes de l’ombre (2008), Jean-Paul Salomé s’est construit une filmographie particulièrement hétéroclite. Il joue avec les genres, louvoie entre les styles, voyage d’une époque à l’autre, avec une pertinence pas toujours assurée… Mais depuis Les Braqueuses (1992), on peut lui reconnaître la qualité d’avoir souvent porté un intérêt particulier (et pas si fréquent chez un réalisateur français) à la mise en scène de personnages féminins originaux. Dans Le Caméléon, il a su bâtir un trio de femmes tantôt bienveillantes, tantôt oppressantes, autour de cet homme sans âge et sans affect. Une mère tourmentée, une sœur émue d’un retour providentiel et une enquêtrice du FBI suspicieuse contribuent à l’étrange malaise qui fait tout le magnétisme du film. C’est par le truchement de ces figures féminines que Salomé parvient à s’emparer des faits réels pour faire œuvre de fiction et évite de se laisser totalement écraser par le personnage mégalomane et charismatique de Bourdin. À l’écran, Frédéric Fortin s’anime et s’éteint au gré du consentement des femmes à le reconnaître comme Nicholas. Il demeure hermétique aux attaques d’un frère qui cherche à lui faire révéler sa véritable identité. Et cette différence des rapports est tout sauf anecdotique. Fait rare au cinéma, l’homme n’existe ici qu’en fonction du regard féminin, seul vecteur permettant à cette coquille vide de s’investir d’une identité éphémère. En retour, chacune des trois femmes croit échapper un temps à sa propre solitude grâce à lui.
Emilie De Ravin a quitté une île (celle de la série Lost) pour une autre : celle du secret et du mensonge, où Kathy Jansen, la sœur attentionnée, noie sa mélancolie dans la bière bon marché. Dans le rôle de Kimberly Miller, mère destroy au comportement versatile, Ellen Barkin est stupéfiante. Les scènes en huis clos entre mère et fils constituent le cœur sensible de ce film toujours en suspens, où la violence semble pouvoir éclater au détour de chaque plan. Dans ces moments intenses, chaque ligne de dialogue tend vers une révélation toujours tue. Chaque regard fait naître l’espoir d’une complicité possible. Chaque silence peut tout faire basculer, pour laisser éclater chez cette mère une rage viscérale, avant tout destinée contre elle-même. Face à ces deux personnages sensibles et nuancés, inspirés de la réalité, celui de l’agent fédéral Jennifer Johnson, créé pour les besoins du film, sent en revanche le « truc » scénaristique. Entre audace et cliché, on ne sait pas franchement sur quel pied danser quand la femme d’action Famke Janssen revêt un tailleur classique pour asseoir son autorité sur les rednecks. Les scènes entre Fortin et Johnson font dériver un drame psychologique intéressant vers un canevas classique d’investigation, sur un mode « attrape-moi si tu peux ! » attendu. À la fin du film, la grossesse de l’agent solitaire vient briser la construction archétypale du personnage de l’agent : maternité et travail de terrain demeurent compatibles pour la woman in black. Cependant cet état apparaît comme une concrétisation redondante de l’attitude (forcément !) maternante de cette femme à l’égard de l’enfant sans âge qu’est Fortin… Bref, le personnage de pure fiction ne trouve pas franchement sa place dans cette histoire « inspirée de faits réels » et ne parvient pas à être autre chose qu’un artifice.
Confronté aux difficultés de raconter l’aventure d’un Bourdin pas toujours sensible à sa démarche, Jean-Paul Salomé a donc avancé à tâtons et cela se sent. Son empathie pour le cas pathologique de l’usurpateur d’identité est claire. Pour ne pas donner de réponse à la place de l’acteur des événements et pour se dédouaner de lui voler son histoire, il maintient le personnage lunatique de Frédéric Fortin dans une absence de détermination, qui nuit à la force potentielle de son histoire à lui : la fiction cinématographique. Le fait-divers est intrigant, donc le film l’est aussi, mais est-ce suffisant ?