81 ans et 44 films au compteur, Youssef Chahine dispose d’une énergie pour le moins débordante et n’a pas l’intention de s’arrêter là. Mais, est-ce l’âge qui a rendu le cinéaste quelque peu paresseux, ou la co-réalisation avec Khaled Youssef, son scénariste attitré, qui n’a pas fonctionné ? Le Chaos se perd en effet dans un méli-mélo assez invraisemblable de bons sentiments qui plombe rapidement le discours sous-jacent : montrer l’Egypte contemporaine sous son vrai jour, celui d’une démocratie qui n’en a que le nom. Dommage.
Le Chaos aurait pu être un film passionnant. Débutant sur une rixe entre jeunes et policiers (tiens, tiens), où les premiers finissent embarqués par les seconds sous prétexte qu’ils réclamaient un peu trop de justice, le film semble proposer une vision de la société égyptienne que seul Chahine, cinéaste suffisamment « installé » pour résister aux pressions de la censure, était capable de réaliser sans laisser place aux concessions. Hélas, le film s’éloigne bien vite de ce sujet, relégué au simple rôle de contexte de l’histoire principale, où les tortures ne sont plus symboliques de la dérive d’un système, mais simplement l’acte de vengeance d’un jaloux…
L’histoire, donc : Hatem, le vilain et bedonnant policier qui sème la terreur dans le quartier populaire de Choubra, est amoureux de la jolie Nour, jeune institutrice qui, elle, aime le fils de sa directrice d’école, le procureur de la République Chérif. Evidemment, Chérif est beau, et de surcroît d’une gentillesse et d’une probité exemplaire : la preuve, il ordonne de relâcher tous les prisonniers arrêtés par Hatem. Mais Chérif est encombré d’une fiancée peu convenable, qui fume des joints et danse avec d’autres hommes dans des night-clubs. Heureusement, la fiancée avorte de l’enfant de Chérif, qui, dégouté, court dans les bras de Nour et va tenter de la sauver des griffes de Hatem…
On croit rêver devant tant de manichéisme. On espère, la première heure durant, que Chahine va donner un peu plus d’ambiguïté à ses personnages, ou tout au moins un peu de profondeur. Peine perdue. Nour et Chérif sont d’une bonté presque écœurante et leur passion mutuelle si peu crédible qu’elle en devient, la première heure passée, totalement inintéressante. Le Chaos aurait bénéficié d’être amputé d’une bonne demi-heure, tant la relation inutile et moralisatrice entre Chérif et sa fiancée/vamp ralentit le récit. Chahine a sans doute voulu faire de son film un conte contemporain à la Capra, où l’amour viendrait contrebalancer la vilenie du monde, où le rêve compenserait la réalité. Mais la relation entre Nour et Chérif n’est pas assez creusée pour devenir réellement le moteur de la révolte finale, celle de la population de Choubra contre le poste de police local où s’est réfugié le vilain Hatem, responsable de tous les maux.
Paradoxalement, le méchant de l’histoire est le seul qui bénéficie d’un traitement scénaristique approfondi. Hatem, ordure parmi les ordures, est un ripou, se servant de sa position pour menacer, torturer, voire assassiner. Mais Hatem aime Nour. Sa détresse à voir la jeune fille repousser ses avances et ses efforts pour la conquérir sont si pitoyables que le personnage est le seul à devenir réellement émouvant. Lorsque le policier, acculé devant la révolte de la foule qui demande sa tête et le lynche, finit par se suicider en demandant pardon à l’amour de sa vie, Le Chaos prend enfin une autre dimension, plus vraie et plus sincère. Trop tard : en achevant le film, cette scène laisse sur une désagréable impression de bâclage inconsidéré, et sur une énorme déception. Non seulement Le Chaos n’apprend rien sur la situation de l’Égypte contemporaine — ce qui était pourtant l’objectif déclaré de Chahine — mais s’achève sur une note déprimante, ce qui n’était, pour le coup, certainement pas l’intention du cinéaste.