Sorti début octobre, ce coffret DVD consacré à Youssef Chahine et édité par Pyramide Vidéo permet de (re)découvrir des œuvres les plus anciennes (et difficilement visibles) où sont en germe toutes les thématiques que le cinéaste égyptien ne cessera de retravailler à partir de Alexandrie pourquoi (1978) et qui influenceront d’autres cinéastes tels que Yousry Nasrallah.
Décédé en 2008, Youssef Chahine eut une carrière de cinéaste particulièrement prolifique, s’étendant sur près de soixante ans. Rencontrant de plus en plus de difficultés à faire financer ses films en Égypte où il passait pour contestataire (ce qui lui valut quelques jours de prison), le réalisateur a pu poursuivre sa carrière grâce aux soutiens financiers français (producteurs, acteurs). Assez logiquement, c’est cette seconde partie de carrière que nous connaissons davantage, la majeure partie des films ayant fait l’objet d’une édition DVD ou s’étant adjoints les services de stars particulièrement connues dans l’hexagone (Chéreau et Piccoli dans Adieu Bonaparte, Dalida dans Le Sixième Jour, etc.). Le coffret aujourd’hui édité par Pyramides permet d’établir quelques points de sondage dans la première partie d’une carrière moins connue, même si à l’exception de Gare centrale, il faudra continuer de se lever tôt pour tenter de (re)voir les films sortis en 1950 et 1968, y compris ceux qui ont révélé le jeune Omar Sharif bien avant qu’il ne tente l’aventure hollywoodienne.
Cinéaste du peuple
Si depuis quelques années, certains réalisateurs dépassent les frontières de l’Égypte (L’Immeuble Yacoubian de Marwan Hamed, Femmes du Caire de Yousry Nasrallah), Youssef Chahine est resté pendant de très nombreuses années la figure tutélaire (et un peu écrasante) du cinéma égyptien sur la scène internationale. Pourtant, dès les années 1940, l’Égypte – qui n’était ni une colonie ni un protectorat – a su rapidement s’émanciper de l’influence européenne pour développer une industrie cinématographique florissante. Issu d’un pays très peuplé en comparaison de ses voisins maghrébins ou du Moyen-Orient, le cinéma égyptien s’est rapidement répandu du Maroc à la Syrie au point de devenir une véritable activité économique pour le pays et d’imposer son hégémonie culturelle en matière de cinéma et de télévision chez ses voisins. C’est dans cette effervescence que Youssef Chahine a commencé à réaliser ses propres films.
Le premier, Papa Amin, sortit sur les écrans en 1950 alors que le cinéaste n’avait que vingt-quatre ans. Il faudra pourtant attendre 1958 et Gare centrale (le premier film du coffret) pour que son travail soit reconnu au-delà du public habituel et que ses longs-métrages obtiennent une vraie distribution internationale. Évoluant en marge des productions européennes et américaines, le cinéma égyptien s’est forgé une spécificité (autant dans la définition des genres que dans la structure du récit) qui n’est évidemment pas sans rappeler l’industrie cinématographique indienne : le soap-opéra y côtoie l’affirmation d’une identité culturelle forte qui se traduit le plus souvent en numéros dansés ou chantés. Parmi les films présents dans le coffret, Le Retour de l’enfant prodigue en est probablement le plus bel exemple même si sa carrière allant, Youssef Chahine poussera encore plus loin dans l’esthétique du soap (Le Destin, L’Autre, Silence, on tourne, etc.) nourrissant ces films-là d’une réflexion sur la dialectique existant entre le spectacle (parfois frôlant le paroxysme du kitsch) et le politique (abordé de manière assez frontale, évitant les périphrases ou allégories poussives).
Nationalisme et cinéma
S’il n’a pas caché ses convictions d’homme de gauche et construit l’ensemble de son œuvre sur l’affirmation d’un idéal humaniste malmené en Égypte, Youssef Chahine n’a jamais entretenu la moindre ambiguïté sur l’amour qu’il portait à son pays. En dépit des pressions dont il put faire l’objet, le cinéaste n’a jamais voulu s’exiler pour créer plus confortablement, craignant probablement de se couper de la réalité d’un pays auquel il était très attaché. Au contraire, chacun de ses films entretient un rapport passionné avec la terre d’Égypte (revoir le sublime Adieu Bonaparte à ce propos), réaffirmant au gré des scénarios son besoin de raviver des idéaux perdus (Alexandrie encore et toujours et sa scène finale) ou de dénoncer toute sorte d’intégrisme (L’Autre). En déçu du socialisme égyptien, Youssef Chahine fait du Moineau, autre film proposé dans le coffret et réalisé en 1972, une œuvre où il ne cesse d’affirmer son insoumission et son refus de toute forme de cynisme, à l’image de cette étonnante scène finale où une femme hurle dans les rues qu’elle refuse d’abdiquer suite à la démission de Nasser. S’il a toujours fait preuve d’une certaine lucidité sur le fait que son activité de cinéaste l’éloignait des préoccupations du peuple (comme dans La Mémoire ou Alexandrie encore et toujours où il se met lui-même en scène et fait son autocritique), son parti-pris a toujours été celui des modestes, comme dans Gare centrale, où les ouvriers élaborent des revendications très proches des idéaux marxistes.
La peinture d’une certaine misère (à laquelle est toujours associée une évidente dignité innée) a atteint son paroxysme sur fond d’épidémie de choléra dans le magnifique Sixième Jour avec Dalida. Pourtant, bien avant ce chef d’œuvre, La Terre en était déjà l’une des plus éclatantes démonstrations puisqu’y est célébré le labeur des paysans humblement dévoués à leurs cultures. Tourné en 1969 (et également proposé dans le coffret), le film dépeint le quotidien de villageois refusant de se soumettre à de nouvelles directives totalement injustes qui leur imposent de restreindre considérablement l’irrigation alors qu’il ne pleut quasiment jamais. Là encore, comme dans bon nombre de ses autres films, le plan final concentre en lui toute l’idée militante du film. Au visage de la femme révoltée filmé en gros plan dans Le Moineau précèdent dans La Terre les mains d’un paysan expulsé que l’on traîne et dont les doigts meurtris tentent d’accrocher quelque chose sur cette terre vénérée. Devenu coupable de lui avoir dédié sa vie, cet homme symbolise parfaitement la profonde contradiction des héros de Chahine : servir la cause collective mais ne jamais rien renier de son individualité. Car si le libéralisme économique n’a pas les faveurs de l’auteur, celui-ci refuse également l’asservissement du peuple à une cause collective, privilégiant plutôt les prises de consciences individuelles. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les héros de Gare centrale, Le Moineau et Le Retour de l’enfant prodige sont des êtres solitaires.
Modernité des mœurs
Peut-être parce qu’il était lui-même issu d’une famille catholique, certainement parce qu’il portait en lui un idéal de société laïque, Youssef Chahine a toujours balayé d’un revers de caméra l’islamisation galopante égyptienne en faisant des personnages féminins des individus émancipés. Dès Gare centrale, pourtant tourné en 1958, la religion ne guide aucunement les actions des personnages et les femmes, sensuelles et vêtues de telle manière qu’aucune de leurs formes n’était dissimulée, se meuvent en toute indépendance. Suscitant le désir tout autour d’elles, elles ne sont pour autant jamais réduites à leurs charmes, renvoyant les hommes à leurs propres limites qui vont de l’handicap à la frustration sexuelle (le personnage incarné par Youssef Chahine lui-même). Et ce n’est certainement pas un hasard si, dans ce film, il fait le choix de déconcerter les spectateurs de l’époque en collant au plus près de la réalité du peuple, devenant ainsi un lointain parent du néoréalisme italien d’après-guerre, (c’est d’ailleurs le seul film du coffret tourné en noir et blanc), ce dont il s’éloignera considérablement durant la seconde partie de sa carrière.
Youssef Chahine, féministe ? En voyant Femmes du Caire, réalisé par Yousry Nasrallah, il n’y aurait qu’un pas qu’on serait tenté de franchir allègrement. Dans Le Moineau, la femme est une activiste militante dont la force de convictions n’a rien à envier aux hommes puisqu’elle est la première à refuser catégoriquement l’abdication. Dans Le Retour de l’enfant prodige, l’adolescente mène de brillantes études aux côtés de ses homologues masculins et est clairement l’initiatrice des scènes chantées et dansées au cours desquelles les principaux enjeux scénaristiques se nouent. Dans Gare centrale encore, la jeune femme désirée risque sa vie parce qu’elle justement réifiée par un handicapé qui projette sur elle tous ses désirs inassouvis. Jusqu’à ses dernières réalisations, sa représentation de la femme égyptienne n’épousera d’ailleurs en rien la lente régression observée depuis plusieurs décennies. Qu’elles vivent dans les années 1950, 1970 ou 1990, elles ne cessent d’affirmer leur indépendance.
Pour ceux qui penseraient que le cinéma égyptien tient la sensualité à une certaine distance (conservatisme oblige), certaines scènes des films proposés dans le coffret feront très certainement changer d’avis tant le désir y est présenté avec une surprenante frontalité. Dans Le Retour de l’enfant prodigue, une piqûre de scorpion contraint la jeune femme à sucer sans la moindre réserve la jambe de son petit ami. Plus éloquent encore, dans Le Moineau, Youssef Chahine érotise indéniable le corps du séduisant acteur principal. À maintes reprises, la caméra dessine des ombres sur sa peau, valorise les muscles sculptés, rappelant que toute motivation politique et collective est mue par une libido qui donne à chaque combat l’impression d’une oraison funèbre. Dans ce même film, on pense par exemple à cette fiévreuse scène de rapport sexuel où les acteurs – et leurs mouvements lascifs – dessinent l’espace, la mise en scène privilégiant les gros plans qui parcellisent les corps dénudés alors qu’en insert, des images de guerre sonnent le glas de cet abandon vers l’absolu.
Chercher sa vérité
Jusqu’à ses derniers films, Youssef Chahine ne s’est jamais départi d’une cohérence idéologique. En dépit de son inébranlable croyance en un modèle de société (L’Autre, réalisé en 1999 en est l’une des dernières éclatantes démonstrations), le réalisateur ne s’est jamais non plus noyé dans un moralisme bien-pensant et a toujours laissé soigneusement à la porte la panoplie du père-fouettard. S’il n’a jamais caché sa colère et marqué une exigence politique sans faille, le réalisateur égyptien n’a pas non plus cherché à construire une implacable rhétorique qui l’aurait fait plonger dans un cynisme nauséabond. Aux raisons de ce succès, on peut évidemment vanter l’absence de pesanteur dans la plupart de ses films (la comédie reste une dominante en dépit des sujets abordés). Mais il faut aussi aller chercher du côté de la structure du récit – et du montage – pour comprendre l’éclatante tenue de la plupart de ses films. En syncopant le récit (Le Moineau en est une belle démonstration mais on pourrait également citer Alexandrie encore et toujours réalisé vingt ans plus tard) ou en accentuant le montage dans des scènes-clé (celle du baiser par exemple dans Le Retour de l’enfant prodige), le réalisateur dessine autant de trous d’air et d’ellipses qui ne sont certainement pas à interpréter comme une démission de l’auteur face à l’idée-maîtresse mais plutôt comme le moyen d’approcher une vérité (la sienne) de manière furtive, réfutant de fait le rôle de démiurge qui satisfait pourtant tant d’autres réalisateurs. Autant dire que Youssef Chahine implique activement le spectateur en le livrant à son interprétation des faits.
Pourtant l’homme n’a jamais affirmé une volonté de retrait, lui qui s’est mis en scène à de nombreuses reprises : metteur en scène arrivé à l’heure du bilan dans La Mémoire (qui reprend ou reconstitue d’ailleurs certaines scènes du Moineau et de Gare centrale où il tient le premier rôle) ou mis en doute par son acteur principal dans Alexandrie encore et toujours (où il apparaît tel un Woody Allen), Youssef Chahine a toujours pensé son cinéma comme une perpétuelle mise en abyme où se mêlent la politique et le spectacle, l’individu et le collectif. Certes, dans Silence… On tourne !, on n’est jamais très loin du registre de la farce, mais le discours (politique, social) et sa représentation populaire sont toujours intimement liés : dans Le Moineau et surtout dans Le Retour de l’enfant prodige, les scènes chantées et dansées font légion (pour le meilleur, le film n’a rien à envier aux meilleures productions de Bollywood) alors que les questions sociales ou politiques (la crise du Canal de Suez, l’influence écrasante des Anglais, les revendications sociales des travailleurs exploités) constituent le nerf central du récit.
Décédé seulement deux ans avant la chute de Moubarak et de la révolte populaire qui la précéda, Youssef Chahine aurait probablement trouvé nouvelle matière à poursuivre ce travail d’observateur de ses contemporains. Nul doute que l’espoir d’une démocratique laïque (depuis contrarié par le rôle de l’armée et la victoire démocratique des Frères Musulmans) aurait pu nourrir l’œuvre déjà foisonnante d’un réalisateur qui a depuis son plus jeune âge trouvé les plus beaux subterfuges pour disséminer son idéal de société au travers de films populaires. Après l’éviction des cinéastes collaborationnistes (qui donna lieu à une véritable chasse aux sorcières de l’autre côté de la Méditerranée), espérons que la relève sera prise et qu’en plus de Yousry Nasrallah, d’autres noms parviendront à émerger sur la scène internationale pour nous donner des nouvelles de ce bien beau pays.