À quoi mesure-t-on qu’un film, quelles que soient ses qualités cinématographiques, est rentré dans l’inconscient collectif ? Lorsque par exemple, son titre est devenu une expression, même au-delà des cercles cinéphiles. Aux États-Unis, il n’est pas rare, lorsqu’une personne doit faire face à un choix particulièrement difficile, qu’elle se dise : « It’s Sophie’s Choice !», en référence au climax du film, la grande révélation finale sur laquelle repose l’intrigue entière. Par respect envers ceux qui ignorent encore les tenants et les aboutissants de ce fameux choix que doit faire Sophie, on en taira donc la teneur, mais force est de reconnaître que sa puissance dramatique reste intacte aujourd’hui encore, trente ans après sa sortie. Son pouvoir émotionnel est d’ailleurs tel qu’il en occulte tout le reste. Sans son twist final, que reste-t-il du Choix de Sophie ?
Méli mélo
Le film, réalisé en 1982 par un Alan J. Pakula alors au faîte de sa gloire après les succès critiques et commerciaux de Klute, À cause d’un assassinat et Les Hommes du Président, est visuellement un peu daté, avec son flou quasi hamiltonien et une reconstitution des camps d’Auschwitz qui frôle l’indécence – fort heureusement, le réalisateur a le bon goût de traiter le sujet de la Shoah en hors-champ. Pour autant, s’il surprend encore aujourd’hui, c’est par la multitude de sujets qu’il aborde, la plupart n’ayant que finalement très peu de liens avec le secret qui hante son personnage principal. Car Le Choix de Sophie, mélo définitif s’il en est, c’est avant tout l’histoire d’un amour passionnel et donc tragique, d’une amitié indéfectible entre trois personnes que tout oppose et, en première ligne, le portrait de trois solitudes que la vie réunit brièvement, avant que la mort ne reprenne ses droits.
Le jeune Stingo (Peter MacNicol) se rêve écrivain et quitte son Sud natal pour rejoindre New York et peut-être y trouver l’inspiration et la gloire. Nous sommes juste après la Seconde Guerre mondiale, l’optimisme est triomphant et les vaches maigres se compensent par une foi inaltérable en l’avenir. Stingo se trouve une chambre dans une maison de Brooklyn et y fait la connaissance d’un couple au tempérament orageux, Sophie (Meryl Streep) et Nathan (Kevin Kline). Elle est belle et diaphane, Polonaise à l’accent irrésistible et à la douceur fondante. Il est entier et truculent, tour à tour colérique et hystérique, généreux et gouailleur, violent et tendre. Elle est chrétienne, il est juif. Elle a connu les camps, y a perdu son père et son mari ; il est américain et n’a qu’une obsession : que les nazis soient traduits en justice. Ces trois-là deviennent amis, mais le caractère imprévisible et de plus en plus incontrôlable de Nathan pousse Sophie et Stingo à se rapprocher, jusqu’à ce que la jeune femme révèle les secrets les plus sombres et inavouables de son passé.
Streep tease
Malgré le cabotinage outrancier de Kevin Kline, Le Choix de Sophie parvient curieusement à maintenir une belle sobriété dans ses deux premiers tiers, un peu moins dans la dernière (malgré une belle retenue dans « la » fameuse scène). C’est que Pakula, plus habitué aux films à thèse un peu secs, très factuels, a su conserver une certaine raideur qui sied bien aux envolées lyriques de son scénario, inspiré du roman de William Styron. Si on se passionne peu, il faut bien l’avouer, pour les gesticulations de Nathan/Kline et la candeur un peu niaise de Stingo/MacNicol (que l’on retrouvera quelques années plus tard, et beaucoup plus drôle, en avocat farfelu dans la série Ally McBeal), on n’a d’yeux que pour la toute jeune Meryl Streep, vue jusqu’alors en second rôle dans deux beaux films (Manhattan et Voyage au bout de l’enfer), et en premier dans deux autres, plus oubliables (Kramer contre Kramer et La Maîtresse du lieutenant français). Si l’on a aujourd’hui quelque peu tendance à s’agacer de son statut d’actrice intouchable aux cent douze accents, force est de reconnaître qu’elle incarna alors Sophie bien au-delà des seuls effets de comédienne bien rodée. Bien sûr, la prononciation impeccable est là, mais elle ne saurait réduire l’interprétation sidérante de l’actrice, dont le jeu instinctif, complètement habité et riche d’une infinité de nuances était alors totalement inédit pour le cinéma hollywoodien de l’époque. Elle bouleverse réellement, et c’est peu dire que son premier Oscar de la Meilleure Actrice ne fut pas usurpé.
Le film, souvent, n’est pas à sa hauteur. Le mélodrame amoureux à la Jules et Jim fait place, dans le dernier tiers du film, à une reconstitution en dents de scie du drame vécu par Sophie à Auschwitz, et Pakula frôle à plusieurs reprises la catastrophe. Le scénario à tiroirs use et abuse un peu trop des effets dramatiques qu’un sujet comme la Shoah ne peut souffrir (les scènes avec le commandant nazi ou la petite fille de celui-ci, aussi ambitieuses qu’elles soient, sont franchement grossières) et les vingt dernières minutes semblent interminables. Mais la fin, tragique et réellement émouvante, vient rappeler que Le Choix de Sophie ne se résume pas à l’horreur vécue par la jeune femme à Auschwitz : toute la vie de ce beau personnage a priori très passif fut donc d’expier ce choix impossible en le remplaçant par un autre, définitif, ultime. Difficile, il faut bien l’avouer, de retenir ses larmes.