The Deer Hunter (titre plus pertinent que Voyage au bout de l’enfer sur le propos du film, nous y reviendrons) est un film impressionnant, c’est certain. Il fascine par son ambition d’ampleur (trois heures) permettant de prendre son temps et d’embrasser le plus possible ; par ses basculements entre intimisme délicat et grandiloquence brutale, entre visions quasi documentaires et grand spectacle ; par sa volonté, surtout, de déborder de son cadre le plus évident (la guerre) pour atteindre une dimension plus large. Car The Deer Hunter a le point commun avec Apocalypse Now, quoique sur un mode très différent, de rebondir sur un contexte encore brûlant à son époque (la guerre du Vietnam à peine finie, douloureuse et vaine) pour essayer de transcender ce traumatisme immédiat, de viser au-delà. C’étaient des auteurs hollywoodiens s’emparant de l’histoire américaine en train de s’écrire pour en tirer une expression artistique sur la guerre en général, mais surtout sur la déraison dont elle témoigne et qu’elle attise, sur l’humanité perdant ses illusions à travers elle ; et ce contexte – historique, politique et artistique – a évidemment contribué à l’aura qui entoure encore ces films aujourd’hui. C’est pourquoi les revoir quarante ans ou plus après leur sortie – en l’occurrence le film de Michael Cimino – n’a rien d’anecdotique, ne doit surtout pas se résumer à une déférence coutumière envers des « classiques » communément admis. La distance vis-à-vis du contexte initial devrait inciter à y poser un regard neuf et libre d’affects, à remettre certaines pendules à l’heure, à réajuster la plaque « chef d’œuvre » un peu poussiéreuse que la cinéphilie à travers les années a fini par leur apposer, une cinéphilie où, c’est bien connu, la fascination le dispute à l’esprit critique.
À qui la faute ?
The Deer Hunter est un drame en trois actes signifiant l’avant, le pendant (la guerre) et l’après aux yeux des Américains. Premier acte : la petite ville industrielle de Clairton (Pennsylvanie), où vit une forte population de descendants de l’immigration russe, s’apprête à voir trois de ses jeunes citoyens partir combattre au Vietnam. Sans manifester plus de crainte que nécessaire sur leurs chances de revenir vivants, les trois amis et la bande dont ils font partie vivent leurs derniers moments d’insouciance, assistant au mariage de l’un d’eux et au bal qui s’ensuit, se délassant au bar et au billard, crapahutant dans les montagnes pour chasser le cerf. Deuxième acte : plongée sans transition dans la barbarie de la guerre. Faits prisonniers ensemble et maltraités, les trois hommes de Clairton s’évadent à la faveur d’un jeu cruel auquel les livrent leurs geôliers (la fameuse roulette russe qui fit tant scandale au festival de Berlin de 1979 où le film fut présenté, sur fond de vraisemblance historique… et de guerre froide), et cherchent le chemin du retour à travers un Vietnam en proie au chaos et à la déchéance. Troisième acte : tentative de se réintégrer dans l’Amérique connue et aimée, de retrouver la confiance perdue – tentative illusoire, vaine d’emblée pour certains.
On le voit : c’est une certaine image des États-Unis que Cimino vise en s’appuyant sur le traumatisme du Vietnam – une Amérique qui, en s’impliquant là-bas, y aurait laissé son innocence. Filmée en extérieurs avec la lumière soignée de Vilmos Zsigmond, appuyée par les passages musicaux lyriques de Stanley Myers, c’est une Amérique de l’intérieur, ouvrière et croyante, captée avec un souci de réalisme, mais néanmoins idéalisée, vue comme une nation de grands enfants qui n’auraient pas eu vraiment conscience de ce dans quoi ils s’engageaient. Il faut porter au crédit de Cimino que le portrait de la communauté américaine n’est pas si simpliste que cela. Dans ce film comme dans la plupart des autres depuis Le Canardeur, le cinéaste s’attache à l’idée d’une Amérique construite de matériaux divers, de pièces rapportées et de racines oubliées d’avant la colonisation, et unie seulement par la croyance en l’idée d’une appartenance. Faisant fi de la mentalité WASP, on peut faire honneur à ses racines étrangères et se déclarer fermement américain (comme Nikanor « Nick » Chevotarevich – joué par Christopher Walken – face à un médecin militaire). Les scènes les plus réussies de The Deer Hunter restent d’ailleurs les scènes communautaires (tout le passage du mariage et du bal, ou la scène finale du repas), où les diverses nuances de personnalités, d’environnements familiaux, etc. constituent un portrait collectif à la fois uniforme et polyphonique.
Reste que cette uniformité selon une idée au fond assez réductrice gêne un peu aux entournures. De même, le contraste entre le réalisme fidèle des scènes américaines et les flambées de grandiloquence dans la violence de scènes de guerre plus proches du fantasme, au milieu du film, incite à s’interroger sur les raisons profondes de cette césure. L’idée de la perte de l’innocence se révèle assez pernicieuse, d’abord parce qu’elle suppose que celui qui en est le sujet était auparavant innocent, ou du moins pardonnable, ensuite – dans ce cas précis – parce que la perte d’innocence est avant tout le fait de l’autre, de l’ennemi rencontré à mi-parcours. Le traumatisme qui marque les personnages – et par extension la nation – n’est pas exactement celui de la guerre dans son ensemble, Cimino choisissant de ne montrer que celui des horreurs que l’ennemi leur a infligées ou les a forcées à faire. Les actes les plus barbares visibles à l’écran sont ceux commis ou imposés par les Vietcongs, comme le jeu de la roulette russe par exemple, tandis qu’un soldat américain – Mike Vronsky, joué par Robert De Niro – grillant un ennemi au lance-flammes choque moins puisqu’il ne fait que leur répliquer. Et quand Nick (Walken) se voit condamné à répéter encore et encore le geste traumatique de la roulette russe, contre de l’argent, jusqu’à ce que mort s’ensuive, c’est sous les regards impavides ou exaltés de ce même peuple vietnamien décidément inaccessible et antipathique. Si Cimino s’étend sur le traumatisme de la guerre sur la population américaine avec une pudeur et une empathie touchantes, on ne peut s’empêcher de voir dans les marges une certaine étroitesse d’esprit – notamment dans sa façon de rejeter les responsabilités sur l’étranger. Son portrait de la fragilité se montre paradoxalement rassurant envers son public américain : il n’inclut pas la culpabilité, qu’il attribue aux autres.
Last Man Standing
On l’a déjà écrit, les scènes qui touchent le plus juste sont les scènes communautaires; les scènes les plus resserrées sur les individus sont, elles, plus à prendre avec des pincettes. Ce sont elles, en effet, qui signifient le point de vue majoritaire suivi par The Deer Hunter, en se concentrant sur un personnage en particulier: Mike (De Niro), le « chasseur de cerf » du titre, qui se détache assez du tableau commun pour que le film nous incite à suivre son regard. Avec sa discipline de vie ferme – sans être rigide – qui le place à l’écart voire au-dessus de l’insouciance ambiante (quitte à stigmatiser celle-ci pour une histoire de paire de bottes oubliées pour la chasse), Mike est sans doute la seule nuance sensible dans le portrait un peu angélique d’une innocence collective perdue, car il arbore d’emblée l’attitude de l’individu conscient de la dureté du monde, capable d’envisager les coups durs et préparé à y répondre. De ce fait, son statut dans le récit est quelque peu ambigu, et le fait que Cimino en fasse le héros effectif de The Deer Hunter s’avère tout sauf anodin. Seul de sa bande, Mike aura la volonté de survivre à l’enfer du Vietnam, le courage d’affronter même la cruauté du jeu des bourreaux et d’en sortir, là où ses camarades s’effondreront ou s’accrocheront en le suivant, déchéance dont il ne sera que l’observateur. Lui seul reviendra dans sa communauté avec son uniforme sur le dos, s’affichant comme celui qui « a été là-bas » et l’assume quand les autres sont restés à l’arrière ou se replient sur leurs stigmates. Lui seul, physiquement intact et encaissant ses blessures les plus secrètes comme une prise de conscience supplémentaire plus que comme un vrai traumatisme (son attitude vis-à-vis des armes), montrera un visage de résilience et de solidité face à l’horreur, la douleur et l’échec, assurant que quoi qu’il arrive, l’idée dont il porte l’uniforme – l’idée nationale – restera debout. Là encore, ce choix de point de vue s’avère opportunément rassurant pour le premier public visé, jusque dans la scène de repas finale où, certes sans emphase et dans une intimité endolorie, on se raccroche à l’idéal national et où Linda (Meryl Streep), la jeune femme aimée par Mike et Nick, accepte de regarder de nouveau le soldat dans les yeux, d’aimer le héros. Si Cimino montre un indéniable doigté pour capter la douleur d’un groupe et d’un peuple, on ne peut pas négliger le fait que c’est en caressant celui-ci dans le sens du poil – ce qui devrait amener à relativiser sérieusement la portée de son propos, au-delà de la fascination que son film et sa mise en scène peuvent susciter.