En pleine époque de guerre froide, de crise culturelle et politique, Alan J. Pakula (1928 – 1998) signe une trilogie qui non seulement traduit l’état d’esprit d’une Amérique en perte de repères et de valeurs mais aussi et surtout donne un visage neuf et plein de verve au cinéma américain.
La trilogie de Pakula, qualifiée de « paranoïaque » ou « de la conspiration », est constituée de Klute en 1971, puis d’À cause d’un assassinat en 1974, qu’il clôt en 1976 avec Les Hommes du président. Ces trois films montrent le juste équilibre qu’a su trouver Pakula entre efficacité scénaristique et mise en scène recherchée qui lui ont ouvert la voie du succès, critique comme public. Difficiles à qualifier – entre thriller politique, film policier et film noir –, la trilogie a pour enjeu principal la recherche d’une vérité, souterraine et cachée.
Comprendre la trilogie de Pakula, c’est avant tout saisir l’arrière-plan politique qui le sous-tend. Sorte de bio-pic avant l’heure, Les Hommes du président retrace l’enquête des deux jeunes journalistes du Washington Post qui a mise au jour tout le système d’espionnage organisé par le comité de réélection du parti conservateur américain. À cause d’un assassinat retrace l’enquête menée par un journaliste sur le meurtre d’un homme politique : on y découvre l’existence d’une organisation qui recrute et forme des assassins à partir de tests de psychologie et de conditionnement par l’image. Ce film rappelle d’ailleurs les circonstances obscures de l’assassinat de Kennedy. Il émerge de ces deux films une remise en question de l’intégrité des hommes de pouvoirs et plus généralement du pouvoir. L’assassinat de Kennedy, la débâcle de la guerre du Vietnam (ainsi que la vaste campagne de désinformation associée à cette guerre) et le scandale du Watergate ont certes bouleversé les valeurs d’un Amérique sûre d’elle, mais eurent également un impact sur le cinéma américain des années 1970. Non seulement le cinéma américain devait s’affirmer esthétiquement en trouvant sa propre identité, mais il ne pouvait plus occulter ce qui se passait au sommet de l’état. Ainsi sont nés les chefs d’œuvre que sont Les Trois Jours du Condor (1975) de Sydney Pollack ou Conversation secrète (1974) du jeune Francis Ford Coppola. Si la trilogie de Pakula est moins connue que ces deux films, elle offre une exploration plus profonde et peut-être plus aboutie de la problématique du complot et de la paranoïa.
L’art du puzzle
À l’origine des trois films réside un geste apparemment simple à comprendre : une disparition dans Klute, un meurtre dont l’assassin est vite identifié dans À cause d’un assassinat ou encore un cambriolage apparemment anodin dans Les Hommes du président. C’est à cause de cette apparente simplicité que l’on donne, dans les deux derniers films, à de jeunes journalistes, sans expérience, le soin de couvrir les événements. Du point de vue scénaristique, cette manière d’aborder le film permet au spectateur de s’identifier facilement aux jeunes héros : nous en savons autant qu’eux et découvrons, comme eux, la complexité d’une vérité qui se construit devant nous. C’est parce que l’événement, aussi anodin soit-il, ne fait pas tout à fait sens que l’enquête se met en marche. Elle prend dans les trois films la forme d’une quête herméneutique où il faut donner du sens aux événements, aux actes. De fil en aiguille, chaque mystère en cache un autre, sous-jacent, plus profond. Dans À cause d’un assassinat, le meurtre d’un homme politique par un assassin clairement identifié mène à la découverte d’un complot plus large, ourdi par une société qui recrute des assassins potentiels.
L’élément déclencheur prend de l’ampleur et renforce le suspense, qui croît notamment grâce à la profusion de non-dits et de faits suggérés, à peine esquissés, laissant le spectateur dans une position circonspecte, voire suspicieuse. Est-ce vraiment possible ? Et surtout, qu’est-ce que cela veut dire ? Le non-dit est alors un ressort du suspense car il nous porte à imaginer les implications possibles du raisonnement des enquêteurs, en même temps qu’eux. Comme le dit Bob Woodward à « Gorge Profonde » dans Les Hommes du président : « Tout ce que nous avons sont des pièces d’un puzzle, mais nous ne parvenons pas à savoir à quoi ce puzzle doit ressembler.» Dans chaque film, les pièces du puzzle nous sont données dans le désordre, toujours partielles, mais suffisamment claires pour que nous ne perdions pas le fil de l’intrigue. Le spectateur est donc particulièrement sollicité, puisque c’est à lui d’accompagner les enquêteurs.
Le film est donc pour le spectateur avant tout une expérience. Dans Klute, c’est le mystère de Bree Daniels (Jane Fonda), qu’il essaie de percer : la voix, souvent off, de Jane Fonda n’apporte que des bribes d’informations, n’apportant aucune explication à son mystère, un peu comme ces voix que Gene Hackman tente de comprendre dans Conversation secrète. Le générique de Klute est à cet égard saisissant : sur un fond musical angoissant de Michael Small, on y voit un enregistreur défiler avec, en off, la voix de Jane Fonda. Nous dévoilant un enregistrement caché, le film nous installe dans la position de voyeur : on écoute Bree Daniels, une call-girl à New York, discuter argent et sexe avec un inconnu. Le spectateur est d’emblée mis dans une position inconfortable, et ce n’est qu’accompagné par John Klute (Donald Sutherland) qu’il poursuivra son enquête.
En sollicitant ainsi le spectateur, Pakula le met dans une situation similaire au héros d’À cause d’un assassinat, à qui l’on projette une succession d’images, a priori sans liens entre elles, mais qui se juxtaposent progressivement de telle manière qu’elles prennent un sens dérangeant. Cette illustration parfaite de l’effet Koulechov permet de souligner l’impact du montage. Pakula, dans ce clin d’œil, parvient paradoxalement à démystifier le geste cinématographique, tout en suscitant chez le spectateur une certaine méfiance vis-à-vis de ce qui lui est donné de voir. Tout comme Warren Betty, le spectateur doit subir le flot d’images : le geste de Pakula devient politique, car le spectateur prend conscience de ce qu’il regarde. Acteur du film (puisqu’il est véritablement à la place de Warren Betty), il en est également victime car il ne peut échapper à ce qu’il voit : c’est à sa conscience politique que le film en appelle.
Une architecture de la paranoïa
L’une des principales qualités esthétiques de la trilogie vient de sa collaboration avec Gordon Willis, son chef-opérateur (qui a également travaillé pour Coppola ou Allen). Dans chacun des trois films, le cadrage permet au réalisateur d’accentuer l’aspect labyrinthique de ses films : que ce soit le parking où Bob Woodward rencontre « Gorge Profonde » dans Les Hommes du président, ou cette immense tour de Seattle, filmée majestueusement dans À cause d’un assassinat. On retrouve chez Pakula l’héritage d’Antonioni dans la manière dont il filme les bâtiments : chez ces deux réalisateurs, l’architecture prend un sens. Chez Pakula, elle est filmée de telle sorte qu’elle est déshumanisée, pesant sur la petitesse de l’homme. La fragilité de Warren Betty, perdu dans les couloirs de la société Parallax ou à côté d’un immense barrage, n’en est que renforcée. Le glissement métonymique de l’architecture à l’organisation du complot renvoie à cette paranoïa persistante et sous-jacente, comme s’il y avait, derrière chaque mur des oreilles, ou des yeux. La mise sur écoute est commune à Klute et Les Hommes du président. Dans ce dernier, une scène symbolise cette paranoïa : Carl Bernstein (Dustin Hoffman) vient d’apprendre que sa vie ainsi que celle de son collègue Bob Woodward (Robert Redford) étaient en danger et qu’ils étaient probablement sur écoute. On voit alors Carl Bernstein venir vers son collègue trouver un drôle de stratagème pour le lui annoncer : il entre, met la musique très fort et écrit à la machine ce qu’il souhaite lui dire. Cette scène sera reprise dans d’autres film, comme dans Conversation secrète ou plus tard La Firme, mais elle revêt ici une dimension politique : par un même glissement métonymique, la machine renvoie au métier de journaliste, pourfendeur du mensonge, révélateur d’une vérité dérangeante.
On peut s’interroger aujourd’hui l’intérêt de ces film très ancrés historiquement. Malheureusement réduits à leur contexte socio-historique, ces films reflètent, à l’heure de Wikileaks et des fuites diplomatiques, une réflexion, encore tout à fait pertinente aujourd’hui, sur le pouvoir politique. Cette trilogie rappelle également la capacité qu’a le cinéma à remettre en question le pouvoir, et rejoint en ce sens d’autres films comme Z de Costa-Gavras ou Sacco et Vanzetti de Giuliano Montaldo, sortis respectivement en 1969 et 1971. Il serait salutaire aujourd’hui de retrouver cette manière de toucher au politique de manière aussi profonde et efficace.