Pierre angulaire d’un cinéma libéral appelé du « complot », participant de l’esthétique dite paranoïaque auquel son auteur est à jamais rattaché, Les Hommes du président s’affiche clairement comme le document fictionnel qui retrace les germes d’une épopée journalistique jusqu’à la révélation du scandale du Watergate. Ce récit à haute teneur politique radiographie ainsi à sa manière l’état d’une société où la fin des idéaux contestataires coïncide avec la menace d’une corruption gouvernementale qui complote secrètement de son côté en défiant l’innocence de l’opinion publique dans un climat de suspicion générale.
Alan J. Pakula est un réalisateur éminemment revendicatif faisant partie de la dite génération des Seventies qui met en crise les normes du cinéma hollywoodien. Cela, tout en accusant le contre-coup d’un modèle éclaboussé à sa base par l’assassinat de Kennedy jusqu’aux affaires des écoutes du Watergate, et dont la guerre du Viêt-Nam ne peut être que le fil conducteur, le vecteur principal. Auteur de Pookie, de Klute où il dessine le superbe portrait d’une prostituée cabossée qu’interprète Jane Fonda, pour en venir à ses chefs d’œuvre, les bien nommés À cause d’un assassinat et Les Hommes du président, Pakula affirme un point de vue subjectif et toujours sceptique sur les choses. Là où le récit d’À cause d’un assassinat relatait par la fiction l’entreprise d’un journaliste manipulé et défait dans une affaire de conspiration criminelle, Les Hommes du président défend une reconstitution clinique et datée de l’aventure de reporters faisant la lumière sur les affaires d’écoutes manigancées par les plus hautes sphères du pouvoir. La vision manichéenne accolée au cinéma américain persiste donc ici mais semble basculer, déconstruite minutieusement du fait que les représentants de la loi, le gouvernement et les services secrets ne constituent plus le symbole d’un ordre aux valeurs morales jugées saines et légitimes mais davantage la cible à dénoncer, à contester.
Le déroulement du récit de Pakula adopte une position fixée et reculée qui se tient au cœur des bureaux du Washington Post où l’on suit l’infernale course de dénonciation dans laquelle se sont engagés deux jeunes journalistes aux dents longues et au flair savamment aiguisé. Au sein de ce lieu éclairée par des lumières au ton dur et glacé, le tandem de reporters que sont Bob Woodward (Robert Redford) et Carl Bernstein (le toujours superbe Dustin Hoffman) détiennent les premiers signes d’une enquête périlleuse qui va les mener progressivement d’une inaugurale mise sur écoute du camp démocrate vers la découverte d’une manipulation qui touche tout l’univers du renseignement américain. Ainsi l’action journalistique se situe plus à un niveau verbal où, d’entretiens téléphoniques avec les personnalités mouillés à des dévoilements forcés, le scandale se fait jour et les forces de la presse (l’idéal démocratique) transpercent le simulacre de l’administration gouvernementale.
La paire Hoffman-Redford, complémentaire par le penchant cynique de l’un et la foi idéaliste de l’autre, déjoue à force de volonté et de coups d’éclat les machinations du pouvoir par le biais de méthodes journalistiques détournées et irrévérencieuses. Leur obsession tenace les mène à défaire le puzzle tentaculaire des liens de corruption, à vouloir creuser la vérité masquée derrière les réseaux souterrains de la manipulation, en les forçant à user de stratagèmes officieux et somme toute assez pervers. De l’indicateur mystérieux et haut placé, nommé Gorge Profonde, que rencontre Woodward dans un parking des plus ténébreux, la paire du Post « Woodstein » piétine pour consolider la mosaïque de preuves obtenues et se défend avec des procédés dont la fin justifie toujours les moyens.
Ainsi, noyé dans une enquête construite sur des échecs et des rebondissements, le duo Woodward et Bernstein, animé par leur soif de vérité, luttent contre les tenants d’une orwellienne administration qui détruit les preuves de son inculpation et fait subir des pressions à ses employés. De ce sublime travelling arrière s’acheminant vers les hauteurs de la coupole de l’immense bibliothèque du congrès où se réduisent peu à peu les figures des journalistes perdus dans une enquête vaste et semble t‑il interminable, Pakula dévoile les énergies à mobiliser afin d’en découdre avec les institutions américaines en place et comme scellées sur le territoire sans qu’un voile puisse le ternir. De même, les pérégrinations nocturnes d’un Redford tout en retenue (à la différence de sa partition frénétique dans le magistral Les Trois Jours du Condor en correspondance directe avec le film de Pakula) et échappé dans le corps moite d’une capitale où les symboles fédéraux éclairés par de fades projecteurs (la Maison Blanche, l’Obélisque et le monument de Lincoln) distillent une vraie ambiance de paranoïa et l’ombre persistante d’un doute avec lequel toute la réalité se déforme.
Et de cette réalité remise en question par les démons du doute qui agitent les aventureux journalistes, il apparaît que la mise en fiction de cette époque trouble des États-Unis réinstaure une nouvelle fois la portée salvatrice d’un discours qui se saisit du simulacre pour démêler la vérité des apparences. Ainsi, lors des moments clés des Hommes du président, où les journalistes tapent frénétiquement sur leur machine à écrire, s’emparent ainsi du droit à la parole et à la dénonciation, Pakula monte des images d’archive retransmises à la télévision dans lesquels Nixon est réélu ou prête serment sur la bible pour préserver la Constitution. Durant ces séquences où le politique se met (et se sait) en scène, on assiste à un dispositif vertigineux par lequel deux procédés et deux niveaux de réalité s’affrontent. Aux documents d’archives dans lesquels le président Nixon semble infaillible et jouer de son image devant des millions de citoyens américains, répond la fiction de Pakula et la progression d’une enquête qui va révéler un des plus grands scandales de l’histoire politique. C’est alors de manière rétrospective et par le prisme des moyens de la mise en scène que le réalisateur attente un procès aux mensonges répétés de l’appareil gouvernemental alors en place. Le réalisateur invite à saisir l’orchestration tout en simulacres des images documentaires et d’une réalité (aussi fausse soit-elle) qui a eut bien lieu. Lorsque le président Nixon prête serment pour défendre les droits fondamentaux de la Constitution et prend de hautes responsabilités, les frappes mitraillées du journaliste esseulé impriment un texte dénonciateur et entreprend de distordre une réalité déjà faussée pour y organiser la perspective de sa vérité.
Dès lors, revient à notre mémoire cette formule de Brecht annonciatrice des pires mensonges du 20e siècle : « À l’esthétisme de la politique, je demande une politisation de l’art.» La phrase de Brecht annonçait déjà le rôle pervers qu’allaient prendre les images et la mise en spectacle par l’instrument médiatique d’une réalité politique et sociétale. La manipulation des images avec un exemple historique comme celui de Nixon et l’affaire du Watergate allait prendre à revers le jeu de la politique et l’entraîner sur des terrains glissants et mensongers. Concernant tous ces enjeux de vérité masquée derrière le cirque des apparences, l’après-démission de Nixon allait marquer une période de repli fatale et de désenchantement vis-à-vis d’un idéal solidaire et d’une croyance commune envers les institutions. Le directeur paternel du Washington Post confie à ces deux jeunes journalistes dans Les Hommes du président : « La moitié des Américains ignorent le mot Watergate. Ils s’en foutent.» De la volatilité de l’illusion au poids du scepticisme, la barrière est difficilement surmontable mais le point de vue impénétrable.